lundi 27 août 2012

The Town ne pèse pas lourd



The Town de Ben Affleck, 2010


Ben affecte

 

Il ne m'a pas fallu longtemps avant de comprendre que The Town serait un film académique, sans idées et totalement anodin, puisqu'il s'ouvre sur une scène de braquage de banque en ne faisant l'impasse sur aucun « passage obligé » que ce type de séquence charrie : braqueurs excités avec le chien fou de la bande, masques en plastique, otages maltraités, caméra à l'épaule qui s'agite, hésitation autour du bouton d'alarme, tension à l'ouverture de la porte du coffre, fuite à toute berzingue en auto etc. Jamais la mise en scène ne questionnera tout cela, ni ne tentera de le détourner ou même de le remettre en cause, au contraire, elle veillera à ce que tout se déroule comme prévu. Prévu par quoi ? Cette mystérieuse méthodologie qui régit le cinéma appliqué, qui veille à ce qu'il ne sorte pas des rails, à ce qu'on s'y retrouve. Car The Town, tout banal et non surprenant qu'il est, a plu. C'est exactement le genre de film que je louais avec succès quand je bossais au Vidéo Futur rue de Longchamp dans le 16ème (devenu depuis une épicerie fine casher), que je pouvais recommander les yeux fermés. Je savais que la clientèle (petite-bourgeoise) serait systématiquement satisfaite parce que ça répond à leur demande d'être rassurée. Ce genre de film est fait pour déballer un programme que le spectateur connaît déjà, qui ne le déroutera pas, qui le tranquillise. C'est un film confortable. Bref, c'est affreux. Rien de plus accablant qu'un film qui fait en sorte de ne jamais sortir des sentiers battus. Surtout quand il se donne un air sérieux, concerné, affecté : l'histoire éternelle du gangster qui veut échapper à son sort, qui cherche la rédemption mais qui est rattrapé par son passé, par un système injuste, par ses erreurs, tout ça...

Ce genre de récit ne sert qu'à donner un ton. Celui du polar désabusé. Quand un acteur comme Affleck passe à la réalisation, il est souvent salué non pas pour sa singularité de cinéaste mais pour sa capacité à rentrer dans le rang, à rester sage, à ne pas faire déborder le film hors de son sujet initial mais bien au contraire pour savoir faire preuve de savoir faire, propre de l'académisme. On a vu ça avec Mel Gibson ou George Clooney. Auteur, il l'est de facto puisqu'il est une personnalité déjà connue, un visage identifiable qui lui sert d'identité visuelle. Il y a une dimension encore plus déplaisante dans ce genre de projet quand l'auteur/acteur s'octroie le rôle principal, qui révèle sa vraie motivation (tant l'histoire n'a aucun intérêt), ici celui d'un braqueur repenti, coincé par ses origines du ghetto de Boston, et qui tombe amoureux d'une de ses otages. Le bon rôle en somme (littéralement), celui qui lui permettra de tout jouer, de l'amoureux transi et vengeur à la victime de la pression sociale et de son complexe d'Œdipe (confrontation paternelle à l'appui). Le rôle qui autorise l'étalage des palettes émotionnelles et physiques (on le voit même faire des pompes!). Et pour appuyer cette performance, il fallait que le rôle du flic qui le harcèle, celui qui s'oppose à lui, qui s'y confronte, soit particulièrement insignifiant, sans personnalité, écrit sommairement, sans éclat. C'est Jon Hamm (Don Draper dans Mad Men) qui interprète ce flic qui n'a aucune scène qui pourrait lui permettre de tirer son épingle du jeu, d'exister un peu. Le scénario lui fait constamment barrage.

Ben infecte

 

 Le choix de Jon Hamm n'est pas innocent puisqu'il s'agit d'un acteur génial et que Affleck a toujours été critiqué pour son jeu limité. J'ai alors eu le sentiment désagréable qu'il a surtout fait ce film dans le but infect de racheter sa réputation au détriment d'un acteur infiniment plus doué que lui. En vain. S'épauler du scénario n'est jamais suffisant. Affleck demeure un acteur nul, sans nuance, qui applique toutes les méthodes d'acting servilement tandis que Hamm, en dépit d'un rôle sans intérêt et de répliques fonctionnelles arrive à donner du trouble et une pointe de perversion à un personnage dont ce n'était pas la vocation. Ça a au moins le mérite de confirmer son talent au-delà de Mad Men (là où je doute que tous les comédiens de la série soient aussi bons ailleurs). Mais ça n'en reste pas moins un vrai gâchis de le voir se dépatouiller dans un film incroyablement ennuyeux et prévisible dont on sait, malgré son succès, qu'il sera impitoyablement oublié d'ici peu de temps (ça commence déjà d'ailleurs).


Il paraît que Affleck est choyé par la Warner, qu'il ne passe pas un projet chez eux sans qu'on ne le lui propose. Cette confiance abusive signifie aussi à quel point il est un réalisateur inoffensif, qui va dans leur sens, un faiseur qui a ce qu'il faut de narcissisme pour qu'on le remarque. Un auteur oscarisable, de prestige, dont il n'y a strictement rien à attendre. Alors qu'il y a tout à espérer de Jon Hamm. Mais qui saurait lui confier un rôle digne de lui au cinéma, à une époque où les auteurs se substituent de plus en plus à leur film ? Il n'y a guerre que les tâcherons qui laissent de la place aux comédiens pour s'exprimer mais il faudrait plutôt leur inventer un espace. Qui sait faire ça aujourd'hui dans le cinéma américain ? (Peut-être Nolan ? mais laborieusement). On est contraint de se tourner vers la télé (où l'auteur ne s'est pas encore imposé en écrasant tout sur son passage), vers Mad Men par exemple, miracle audiovisuel qui ne me semble plus possible aujourd'hui au cinéma. Surtout si on s'extasie devant des trucs aussi lamentables que The Town...

Matthieu Santelli

lundi 20 août 2012

Bagatelles pour un Carax



Holy Motors, Leos Carax, 2012


Passé un certain degré d'ennui, le problème n'est plus de savoir si un film est bon ou mauvais ou s'il traite (bien ou mal) son sujet, il n'importe pas non plus de savoir s'il est bien éclairé ou si les acteurs sont bons (tristes consolations à un mauvais film) mais de savoir si tout simplement ce film nous parle. Pas au sens d'être « intéressé » par le sujet, « concerné » par l'intrigue ou « touché » par les sentiments mais dans le sens d'un film qui me parle parce qu'il s'adresse à moi en tant que spectateur (et non en tant que public), et qu'en quelque sorte (fantasme ultime du cinéma) il me regarderait aussi.
Film métaphore sur le cinéma, Holy Motors est d'abord l'histoire de sa propre fabrication: Monsieur Oscar (Denis Lavant), parcourt la ville dans une limousine blanche qui s'avère bientôt être une vraie « bijoute » d'accessoiriste et revêt différents costumes, postiches et prothèses afin d'incarner différents personnages (13 sans compter les rôles secondaires) afin d'honorer ses « rendez-vous », prétextes narratifs à un déploiement de possibilités cinématographiques (du réalisme au fantastique, en passant par l'abstraction et le clip). Cependant, Holy Motors n'est pas un film à sketches mais plutôt une gigantesque bande-démo de professionnels du cinéma. Qu'il y ait des talents dans Holy Motors, il n'est pas permis d'en douter mais il semble que Carax n'ait pas le talent (peut-être le seul utile à un cinéaste) de ne surtout pas les exploiter tous. C'est le défaut typique des « films de professionnels »: le professionnalisme est à chaque poste, et dans Holy Motors il est visible (voire exposé) que chacun s'est surpassé (13 décors, 13 lumières, 13 looks). Or, un film ne sera jamais la somme des ses talents car c'est le choix (le sacrifice, le renoncement mais dans un même temps l'élection) qui fait l'oeuvre.
Carax est déjà connu pour ne renoncer devant rien (le tournage sur quatre ans des Amants du Pont Neuf) ce qui n'est pas un défaut en soi et parfois même une qualité fort utile à un cinéaste. Imposer sa volonté aux autres oui, mais au nom de quoi? Il ne s'agit pas pour autant de justifier ses choix (un film qui justifierait tous ses plans serait ennuyeux ou terrifiant), mais de savoir au nom de qui ou de quoi on parle. Là est le problème, Carax parle de la place légitime (et confortable aujourd'hui) de l'auteur et parle au nom du cinéma rien de moins. Au nom d'un cinéma dont il se proclame l'héritier au point de nier toute filiation réelle (« J'ai fait du cinéma pour être orphelin » dit t'il). C'est un lourd fardeau que Carax s'est imposé et cela explique en partie son parcours chaotique. D'abord enfant chéri du cinéma (il réalise Boy Meets girl à seulement 23 ans) puis enfant terrible (Les Amants du Pont Neuf), il finit par être renié après Pola X et se retrouve orphelin pendant 13 ans où il ne tourne quasiment plus. De retour avec Holy Motors, on dirait pourtant que rien n'a changé, que le temps n'a pas passé, qu'aucune eau ne s'est écoulé dans la Seine sous les voûtes du Pont Neuf devant la Samaritaine. Carax est toujours Carax même si Alex le personnage de ses premiers films est devenu Monsieur Oscar (Alex Oscar est l'anagramme de Leos Carax). A la limite, Carax a hérité de son propre cinéma, il s'est auto-engendré, Holy Motors est d'ailleurs truffé de références à ses propres films, presque un hommage.
C'est cette façon de ne pas bouger qui est caractéristique du cinéma de Carax, (reprise du même personnage, des mêmes décors, des mêmes histoires) comme si ce retour du même pouvait garantir son existence en tant qu'auteur voire son existence tout court. En ce sens, Carax est très proche du cinéma français dans son ensemble en ce qu'il n'a pas su hériter de la politique des auteurs amorcée par la Nouvelle Vague. La politique des auteurs c'était assez simple il s'agissait simplement de dire qu'il y avait un auteur qui se tenait derrière le film et surtout qu'il en était responsable (moralement et esthétiquement et que cela était une seule et même chose). Être un auteur, c'était avoir une certaine vision du monde mais c'était surtout une certaine façon de se retirer de sa création, de faire confiance à ses personnages, à l'autre. Aujourd'hui, être un auteur c'est avant tout une façon de se tenir devant le film, d'être présent partout et d'imprimer son style à chaque plan comme un chien qui marque son territoire.
Le manque de mouvement du cinéma de Carax n'arrive pas à être compensé par les acrobaties de Lavant dans le studio de motion capture, ni par les singeries de Monsieur Merde, ou par le passage d'un rendez-vous à un autre car tout simplement Carax arrive trop tard pour être pris dans le mouvement, c'est un cinéaste post. Comme ses personnages, il est post-révolutionnaire (« rebel without a cause »), post-politique des auteurs (auteuriste), post-moderne (non seulement réflexif mais replié sur soi), voire post-cinématographique. C'est peut-être cela dans le fond le désir caraxien: que le cinéma meure afin qu'il puisse le sauver, d'avoir enfin un rôle à jouer, de pouvoir passer à la post-érité.
Film post, Holy Motors ne pouvait que parler de cinéma (bien que Carax s'en défie) comme si tous les sujets avaient été épuisé, que l'apocalypse avait eu lieu. C'est le côté fatigant des films de Carax, leur côté petit-bourgeois, à prendre les vessies de la moindre contrariété pour les lanternes de l'apocalypse. Parler du cinéma, pourquoi pas mais pour en dire quoi? Que le cinéma est le cinéma avec ses grosses bagnoles, ses stars (Denis Lavant, Kylie Minogue, Eva Mendès, Michel Piccoli) , ses privilèges (un vigile les autorise à entrer dans la Samaritaine ce qui n'est pas permis aux communs des mortels) et surtout une façon de ne pas assumer ses actes de ne pas en être responsable: pouvoir tuer quelqu'un sans que cela n'ait de conséquences (tout au plus un retard de tournage), être blessé à mort et n'en garder aucune séquelle au plan suivant (cinema is magic). Si c'est cela être un enfant de cinéma c'est être un enfant bien ingrat. Car au fond, que dit Carax, au delà de la gerbe flatteuse digne d'une fille Lear (le cinéma c'est « la beauté du geste »)? Que finalement ce n'est que du cinéma et que cela n'a aucune prise sur la réalité (qui ne résiste pas). Au lieu d'ouvrir le cinéma au monde, il a voulu plier le monde (l'altérité) au monde du cinéma (le sien), et ce faisant il a méprisé son objet et l'a rendu vain. Le cinéma pour le cinéma en somme. Une vraie tautologie. Un moteur qui ferait tourner un (holy) moteur.
Qu'en est-il alors des personnages ? Comme toujours chez Carax, des désaxés, une mendiante, des suicidaires, Monsieur Merde qui serait peut-être le mal incarné. Qu'importe après tout, puisque l'autre n'est pour lui qu'un personnage de plus à incarner.
« La beauté est dans l’œil de celui qui regarde » dit Piccoli à Lavant en citant Oscar Wilde (ce qui est aussi une façon de se dédouaner) : ce qu'il manque à Holy Motors c'est un œil pour nous regarder.


Sara Ri