L'Apollonide (Souvenirs de la maison
close), Bertrand Bonello, 2011
Le film de Bonello a au
moins eu un mérite, celui de m'avoir rappelé une anecdote de
Cocteau (cité par Lacan*).
De mémoire, ça ressemblait à ça : « Si oublier son
parapluie a une signification sexuelle, est-ce que quand je rêve
qu'un corbeau fonce sur moi et me crève les yeux cela veut dire que
j'ai oublié mon parapluie » ? C'est peut-être une blague
mais elle met en avant le principe fondamental de la signification. A
savoir qu'au cinéma, un plan en apparence anodin peut avoir une
signification sexuelle mais que ce n'est pas parce qu'on montre un
pénis en érection qu'on parle de désir ni parce qu'on montre une
éjaculation faciale ou des larmes de sperme qu'on parle de
jouissance. En l'occurrence chez Bonello, ce serait bien plutôt
l'inverse.
Il faut dire que Bonello
avait frappé fort avec son premier film Le Pornographe
(2001), en montrant une scène de sexe non simulée, le sujet s'y
prêtant bien (celui d'un pornographe reprenant du service). Mais Le
Pornographe, il va de soi,
n'était pas là pour accomplir la promesse d'un double programme, le
label « cinéma d'auteur » promettant plutôt dans ce cas
la jouissance du spectateur en moins. Bonello ne tentait pas
d'anoblir le porno mais de le compenser : de la récupération
en somme. C'est cela qui est choquant dans le fond, c'est cette façon
de vouloir faire une plus-value morale, sociale et statutaire sur ce
qui est récupéré sans se mouiller dans sa fange.
Il n'y a aucune scène
explicitement sexuelle dans L'Apollonide (même simulée) mais
on y retrouve par contre le même souci de propreté morale : si
le sperme reste présent à l'image (les larmes blanches de
Madeleine), ce n'est qu'auréolé d'une « vision d'auteur »,
purifiée par les larmes d'une prostituée. Un sperme christique en
somme. C'est le problème de Bonello: il filme volontiers la nudité,
le sexe, la prostitution, mais ce n'est que pour masquer qu'il s'agit
en réalité d'un cinéma sans désirs, que rien ne traverse. Pour
être juste, il faut sans doute dire que ce n'est pas une singularité
de Bonello (ce serait déjà un désir et ce serait déjà trop) mais
que c'est symptomatique du cinéma d'auteur dans son ensemble, qui
est devenu un genre (dans le sens de « se donner un genre »)
et un genre académique de surcroît. Cela ne veut pas dire qu'il
n'y ait plus d'auteur mais un auteur fait des films, il ne fait
pas du « cinéma d'auteur ». Dans ce genre de cinéma, il
y a toujours cette façon de ne rien viser mais de simplement
sursignifier qu'il s'agit bien de « cinéma d'auteur » :
du sujet glauque au cadre parfait, avec ses « ambiances
ouatées », sa lumière « picturale » et ses
personnages « tout en finesse » (par exemple Noémie
Lvovsky en maquerelle manipulatrice et sympathique).
Il s'agit surtout pour le
réalisateur de ne rien dire afin de n'être surtout accusé de rien.
Le principe de « la galerie de personnages » est en ce
sens bien pratique puisqu'il lui permet de caser à peu près tous
les cas de figures que l'on aurait pu effectivement rencontrer dans
une maison close et bourgeoise du début du XXème siècle, une façon
de se mettre l'Histoire dans la poche en la ramenant à une
combinaison de détails particuliers. Du côté des prostituées, il
y a la marrante, la pragmatique, la dépressive, celle qui attrape la
syphilis ou encore celle qui se fait molester mais Bonello a une
façon de toujours dire en même temps qu'il les filme que ce ne sont
pas les seules, qu'il y en a eu d'autres comme elles dans le passé
et qu'il y en aura d'autres comme elles à l'avenir (voir l'apologue
final). On sent bien que celle qui attrape la syphilis l'attrape
aussi pour toutes les autres (qui l'ont eu ou qui l'auront), qu'elle
ne vaut que pour les autres parce qu'elle ne vaut rien en elle-même.
Cette façon de vouloir « dénoncer » les faits au lieu
de les énoncer ne fait que désingulariser ses personnages, les
renvoient à des « types » que Bonnello a le bon ton
d'inscrire dans des cases (celles du split screen). Même
traitement du côté des clients, sauf qu'il s'agirait plutôt
d'énumérer cette fois les différents types de perversion : de
la gentille névrose « amour des putes » à la psychose
très grave « haine des putes » en passant par la petite
lâcheté du type quand même sympa qui ne revient pas par peur de la
syphilis.
Mais malgré tous ces
personnages, il n'y en a aucun qui s'offre à l'identification du
spectateur, ni du côté des clients mais encore moins du côté des
prostituées car le désir manque à tous les niveaux. Bonello
évidemment veut échapper à l'écueil du voyeurisme et s'il refuse
d'en faire des (obscurs) objets de désir, il n'en fait pas pour
autant des sujets car, même un mauvais psychanalyste sait cela,
un sujet c'est avant toute chose un sujet qui désire. Chez les
prostituées de Bonello, rien de tel, pas même un petit retour de
perversion lorsqu'elles se vengent d'un client comme si elles ne
pouvaient pas dépasser leur condition de victimes. Leur conscience
est d'ailleurs une « conscience-d'être-prostituée »
c'est-à-dire moins qu'une conscience tout court (à l'inverse il y a
Anna Magnani dans Mamma Roma,
1962). Finalement, il ne fait que livrer une image
positivée de la femme, largement consensuelle et éminemment
publicitaire (toutes ces filles qui dansent afin de vendre la Femme,
c'est dégoûtant). Il y a de la condescendance à ne voir que le
« positif » chez les prostituées (toujours victimes et
solidaires entre elles) qui se cantonnent à n'être plus qu'un
touchant tableau sous l'oeil bienveillant de l'auteur : ce qui
est occulté par Bonello en occultant la violence des rapports, c'est
la possibilité même d'un rapport à l'autre. Des femmes entre
elles, des clients aux prises avec l'objet de leur désir mais
surtout du cinéaste à ses personnages car la bienveillance ce n'est
pas un rapport à l'autre, c'est un rapport à l'Autre (avec un A
majuscule, celui de l'Auteur) au nom de quoi le petit autre/la petite
pute est nié(e). Il y avait de la violence chez Mizoguchi, parfois
même du sadisme mais de la compassion toujours : les
prostituées de ses films étaient désirables et désiraient et leur
désir était terrible parce qu'il nous menaçait. C'était leur
révolte contre la compassion de l'auteur.
Sara Ri
*Impossible
de retrouver la citation. Elle se trouve a priori dans le séminaire
sur La relation d'objet ou dans celui sur Les psychoses. Si
quelqu'un connaît la référence exacte...