lundi 1 octobre 2012

Bertrand Bonello a oublié son parapluie

L'Apollonide (Souvenirs de la maison close), Bertrand Bonello, 2011


Le film de Bonello a au moins eu un mérite, celui de m'avoir rappelé une anecdote de Cocteau (cité par Lacan*). De mémoire, ça ressemblait à ça : « Si oublier son parapluie a une signification sexuelle, est-ce que quand je rêve qu'un corbeau fonce sur moi et me crève les yeux cela veut dire que j'ai oublié mon parapluie » ? C'est peut-être une blague mais elle met en avant le principe fondamental de la signification. A savoir qu'au cinéma, un plan en apparence anodin peut avoir une signification sexuelle mais que ce n'est pas parce qu'on montre un pénis en érection qu'on parle de désir ni parce qu'on montre une éjaculation faciale ou des larmes de sperme qu'on parle de jouissance. En l'occurrence chez Bonello, ce serait bien plutôt l'inverse.

Il faut dire que Bonello avait frappé fort avec son premier film Le Pornographe (2001), en montrant une scène de sexe non simulée, le sujet s'y prêtant bien (celui d'un pornographe reprenant du service). Mais Le Pornographe, il va de soi, n'était pas là pour accomplir la promesse d'un double programme, le label « cinéma d'auteur » promettant plutôt dans ce cas la jouissance du spectateur en moins. Bonello ne tentait pas d'anoblir le porno mais de le compenser : de la récupération en somme. C'est cela qui est choquant dans le fond, c'est cette façon de vouloir faire une plus-value morale, sociale et statutaire sur ce qui est récupéré sans se mouiller dans sa fange. 

Il n'y a aucune scène explicitement sexuelle dans L'Apollonide (même simulée) mais on y retrouve par contre le même souci de propreté morale : si le sperme reste présent à l'image (les larmes blanches de Madeleine), ce n'est qu'auréolé d'une « vision d'auteur », purifiée par les larmes d'une prostituée. Un sperme christique en somme. C'est le problème de Bonello: il filme volontiers la nudité, le sexe, la prostitution, mais ce n'est que pour masquer qu'il s'agit en réalité d'un cinéma sans désirs, que rien ne traverse. Pour être juste, il faut sans doute dire que ce n'est pas une singularité de Bonello (ce serait déjà un désir et ce serait déjà trop) mais que c'est symptomatique du cinéma d'auteur dans son ensemble, qui est devenu un genre (dans le sens de « se donner un genre ») et un genre académique de surcroît. Cela ne veut pas dire qu'il ­n'y ait plus d'auteur mais un auteur fait des films, il ne fait pas du « cinéma d'auteur ». Dans ce genre de cinéma, il y a toujours cette façon de ne rien viser mais de simplement sursignifier qu'il s'agit bien de « cinéma d'auteur » : du sujet glauque au cadre parfait, avec ses « ambiances ouatées », sa lumière « picturale » et ses personnages « tout en finesse » (par exemple Noémie Lvovsky en maquerelle manipulatrice et sympathique).

Il s'agit surtout pour le réalisateur de ne rien dire afin de n'être surtout accusé de rien. Le principe de « la galerie de personnages » est en ce sens bien pratique puisqu'il lui permet de caser à peu près tous les cas de figures que l'on aurait pu effectivement rencontrer dans une maison close et bourgeoise du début du XXème siècle, une façon de se mettre l'Histoire dans la poche en la ramenant à une combinaison de détails particuliers. Du côté des prostituées, il y a la marrante, la pragmatique, la dépressive, celle qui attrape la syphilis ou encore celle qui se fait molester mais Bonello a une façon de toujours dire en même temps qu'il les filme que ce ne sont pas les seules, qu'il y en a eu d'autres comme elles dans le passé et qu'il y en aura d'autres comme elles à l'avenir (voir l'apologue final). On sent bien que celle qui attrape la syphilis l'attrape aussi pour toutes les autres (qui l'ont eu ou qui l'auront), qu'elle ne vaut que pour les autres parce qu'elle ne vaut rien en elle-même. Cette façon de vouloir « dénoncer » les faits au lieu de les énoncer ne fait que désingulariser ses personnages, les renvoient à des « types » que Bonnello a le bon ton d'inscrire dans des cases (celles du split screen). Même traitement du côté des clients, sauf qu'il s'agirait plutôt d'énumérer cette fois les différents types de perversion : de la gentille névrose « amour des putes » à la psychose très grave « haine des putes » en passant par la petite lâcheté du type quand même sympa qui ne revient pas par peur de la syphilis.

Mais malgré tous ces personnages, il n'y en a aucun qui s'offre à l'identification du spectateur, ni du côté des clients mais encore moins du côté des prostituées car le désir manque à tous les niveaux. Bonello évidemment veut échapper à l'écueil du voyeurisme et s'il refuse d'en faire des (obscurs) objets de désir, il n'en fait pas pour autant des sujets car, même un mauvais psychanalyste sait cela, un sujet c'est avant toute chose un sujet qui désire. Chez les prostituées de Bonello, rien de tel, pas même un petit retour de perversion lorsqu'elles se vengent d'un client comme si elles ne pouvaient pas dépasser leur condition de victimes. Leur conscience est d'ailleurs une « conscience-d'être-prostituée » c'est-à-dire moins qu'une conscience tout court (à l'inverse il y a Anna Magnani dans Mamma Roma, 1962). Finalement, il ne fait que livrer une image positivée de la femme, largement consensuelle et éminemment publicitaire (toutes ces filles qui dansent afin de vendre la Femme, c'est dégoûtant). Il y a de la condescendance à ne voir que le « positif » chez les prostituées (toujours victimes et solidaires entre elles) qui se cantonnent à n'être plus qu'un touchant tableau sous l'oeil bienveillant de l'auteur : ce qui est occulté par Bonello en occultant la violence des rapports, c'est la possibilité même d'un rapport à l'autre. Des femmes entre elles, des clients aux prises avec l'objet de leur désir mais surtout du cinéaste à ses personnages car la bienveillance ce n'est pas un rapport à l'autre, c'est un rapport à l'Autre (avec un A majuscule, celui de l'Auteur) au nom de quoi le petit autre/la petite pute est nié(e). Il y avait de la violence chez Mizoguchi, parfois même du sadisme mais de la compassion toujours : les prostituées de ses films étaient désirables et désiraient et leur désir était terrible parce qu'il nous menaçait. C'était leur révolte contre la compassion de l'auteur.


Sara Ri

 

*Impossible de retrouver la citation. Elle se trouve a priori dans le séminaire sur La relation d'objet ou dans celui sur Les psychoses. Si quelqu'un connaît la référence exacte...