mercredi 5 décembre 2012

L'Emprise du Milieu


In Another Country (Da-Reun Na-Ra-e-Suh), Hong Sang-Soo, 2012


Le film ressemble en tous points à un film d'Hong Sang-Soo (un peu trop pour être vrai): on y retrouve les même « thèmes », les mêmes personnages pathétiques et désabusés, les mêmes scènes de beuverie, la même structuration du récit (tripartite avec des croisements et répétitions entre les segments), la même mise en abyme (des récits dans le récit). Mais étrangement, tous ces « mêmes » qui servent d'habitude de phares chez un auteur (comme celui que cherche désespérément Isabelle Huppert), qui font qu'on s'y repère et qu'on s'y sent « chez soi », donnent ici un sentiment de faux, de copie, d'avoir été trompé par un feu de Bengale (l'éclat du premier segment), presque un sentiment d'inquiétante étrangeté à force de ne pas y reconnaître l'objet aimé.

Pourquoi ce sentiment d'unheimlich ? Parce que le film est un simulacre. Cela montre la limite de la « méthode HSS » (écriture au jour le jour et combinaison d'éléments) comme celle de toute méthode même si celle-ci est faite d'improvisation parce que la méthode ne garantit jamais la fabrication d'un film mais seulement celle d'un produit (aussi bon soit-il). Pourtant, c'est une méthode qu'HSS a éprouvée au fil des films et qui fonctionne plutôt bien dans l'ensemble car elle permet au cinéaste de rester sur le qui-vive, de ne pas s'endormir sur un scénario bien ficelé (Oki's movie, 2010, construit sur cette méthode est d'ailleurs un film très vivant). Mais ce qui était au départ une façon de garder le désir intact (un « truc » de cinéaste ) est devenu un piège, une façon de répondre à la demande (du cinéma d'Auteur), celle qui porte sur son nom (et HSS n'est pas le seul à être happé par la demande). Dès qu'on en arrive là, il y a quelque chose de fondamentalement perverti dans l'acte de création et le cercle devient vicieux : Hong Sang-Soo fait des films d'Hong Sang-Soo. Il y a un HSS de trop en somme.

Le problème de la demande du cinéma d'Auteur, c'est que toute répétition mène au simulacre. Longtemps HSS a su se jouer de cette règle en faisant de la répétition (et de la variation) le principe même de ses films : dès ses premiers films, HSS trouve cette structure dramatique assez complexe où un segment est la variation d'un autre ou donne le point de vue d'un autre personnage de la même histoire. Ce qui était vraiment neuf, c'était l'image qu'il donnait de la Corée, qui était vraiment différente de tout ce qu'on avait pu voir jusqu'alors et qui formait ce que Daney appelait déjà la Qualité Coréenne. HSS a été le premier et peut-être le seul à avoir donné de la Corée une image quotidienne, « moyenne » et non-idéalisée, à n'avoir pas eu peur de la « nullité du réel » (aussi bien esthétique que dramatique), d'en avoir montrer l'hétérogénéité entre les néons blafards des love hotels et le luxe rococco des « cafés ».

Après La Vierge mise à nu par ses prétendants (2000), on sent pourtant que quelque chose a changé dans le cinéma d'HSS, que quelque chose a justement été défloré et qu'il ne pourra retrouver la grâce des débuts ce dont HSS est assez conscient pour amorcer un tournant dans son œuvre qui devient plus réflexive. Mais il introduit aussi des mouvements de caméras, systématise l'utilisation du zoom, et compense l'attrait de la nouveauté par une méthode d'écriture et de tournage moins rigide qui laisse de la place à l'aléatoire. Il trouve ainsi un équilibre (comme dans Woman on the beach, 2007) qu'il maintient jusqu'à Night and Day (2008), cherchant dans chaque film à renouveler et à repenser sa méthode de travail en fonction du récit. A partir des Femmes de mes amis (2009), la méthode est rodée et tourne toute seule. On sent d'ailleurs une certaine lassitude du cinéaste pour ses propres films et Oki's movie ne sera qu'une échappée vécue comme telle par HSS .

En un certain sens, on peut dire qu'HSS est allé au bout de sa démarche (qu'il boucle la boucle) et qu'il rencontre simplement le même problème que tous ces cinéastes qui se sont installés dans le confort d'une méthode de travail (ce qui ne sera peut-être qu'une passade) mais d'un autre côté il a également choisi de s'orienter vers la part la plus futile de son cinéma, celle qui tourne les personnages en ridicule alors qu'il s'était toujours attaché jusque là à en recueillir d'abord l'angoisse. Ce d'abord est peu de chose mais il change tout, à commencer par le rapport que le cinéaste entretient avec ses personnages : c'est la garantie morale que le personnage est bien un autre que le cinéaste prend en compte comme tel (à savoir comme altérité, comme fin) et pas seulement une marionnette destinée à amuser la galerie (un moyen) comme dans les films de la Qualité Coréenne.

Même si dans In another country il prend le parti de se diriger volontairement vers un récit extrêmement léger, il frôle dangereusement le positivisme (« Il suffit de peu pour voir la vie sous un angle joyeux » dit-il dans Les Cahiers) et cela ne fait que confirmer la prééminence de l'Auteur sur ses personnages qui refuse de les prendre au sérieux et en refoule l'angoisse. Au fil des films il affiche d'ailleurs un détachement et une distance de plus en plus grands vis-à-vis d'un récit de plus en plus conceptuel. Il ne s'agit pas d'un coup d'essai en ce qui concerne l'utilisation de cette structure segmentaire et abymée mais c'est bien la première fois que ces segments ne répondent pas au même monde fictionnel : ici Isabelle Huppert incarne trois personnages différents (une célèbre réalisatrice française, une bourgeoise adultère et une femme récemment divorcée) qui vivent plus ou moins la même histoire (une femme française cherche un phare et rencontre un garde-côte), mais ces trois histoires sont en fait alternatives et ne coexistent que dans un monde « méta », le petit monde du Cinéma. La présence d'Isabelle Huppert (qui est tout de même une star) n'est pas étrangère je pense à ce choix puisqu'il ne fait que répéter à l'intérieur du récit le problème auquel tout cinéaste est confronté face à une star : comment faire croire que cette actrice est ce personnage-ci alors qu'elle amène avec elle, en même temps que le financement du film, le poids de ses vies cinématographiques (parfois récemment) passées ? Le premier segment donnait une réponse crédible (Isabelle Huppert en réalisatrice célèbre), finalement très proche de la place que peut occuper Isabelle Huppert-la star en Corée alors que le deuxième et troisième segment font marche arrière et viennent nier la croyance en la fiction. C'est peut-être un simple jeu sur les formes (un exercice de style) mais il donne tout de même l'impression d'avoir été joué, qu'HSS se moque du spectateur (naïf) qui un instant y aurait cru (à cette rencontre, à cette fiction). Le film répète ainsi le mouvement entier de son œuvre qui s'est d'abord attaché à l'histoire d'une rencontre pour ensuite s'en détacher complètement car en la répétant, il ne fait que la singer en lui ôtant ce qu'elle pouvait avoir de singulier.

Ce qui était intéressant auparavant dans les films d'HSS, c'était le fait de donner tout simplement (trop simplement sans doute pour un certain public) un autre point de vue de la même histoire même s'il fallait pour cela changer de personnage principal qui était relégué à n'être que le témoin passif d'un deuxième segment, parfois même à n'être qu'un figurant (Le Jour où le cochon est tombé dans le puits, 1996). Dans In another country, c'est très différent, puisque d'un segment à l'autre (qui sont des variations presque des gammes) on ne se pose pas la question du devenir des personnages, et c'est là que le bât de la conceptualisation blesse qui, prenant le pas sur la fiction, nous laisse soudain indifférents à l'autre. C'est cette indifférence de cinéaste désabusé qui marque une vraie rupture avec ses premiers films comme si le Milieu (du cinéma) l'avait récupéré. Evidemment, il est très difficile de maintenir une image qui serait dans la moyenne c'est-à-dire ni inférieure à la réalité (la médiocrité façon TF1), ni supérieure à la réalité (le cinéma d'Auteur) car le Milieu du cinéma qui est une sorte de mafia des images, récupère tout (elle réquisitionne) et égalise tout par le milieu (et non par la moyenne). Le problème qui se pose aujourd'hui c'est que ceux qui font des films (et ceux qui les critiquent aussi) n'ont plus du tout les même préoccupations que ceux qui les regardent car le Milieu surplombe (statutairement) la moyenne. Et HSS qui auparavant faisait des films sur la moyenne (la middle-class) fait aujourd'hui des films du Milieu.


Sara Ri