In Another Country
(Da-Reun Na-Ra-e-Suh), Hong Sang-Soo, 2012
Le film ressemble en tous
points à un film d'Hong Sang-Soo (un peu trop pour être vrai): on y
retrouve les même « thèmes », les mêmes personnages
pathétiques et désabusés, les mêmes scènes de beuverie, la même
structuration du récit (tripartite avec des croisements et
répétitions entre les segments), la même mise en abyme (des récits
dans le récit). Mais étrangement, tous ces « mêmes »
qui servent d'habitude de phares chez un auteur (comme celui que
cherche désespérément Isabelle Huppert), qui font qu'on s'y repère
et qu'on s'y sent « chez soi », donnent ici un sentiment
de faux, de copie, d'avoir été trompé par un feu de Bengale
(l'éclat du premier segment), presque un sentiment d'inquiétante
étrangeté à force de ne pas y reconnaître l'objet aimé.
Pourquoi ce sentiment
d'unheimlich ? Parce que le film est un simulacre. Cela
montre la limite de la « méthode HSS » (écriture au
jour le jour et combinaison d'éléments) comme celle de toute
méthode même si celle-ci est faite d'improvisation parce que la
méthode ne garantit jamais la fabrication d'un film mais seulement
celle d'un produit (aussi bon soit-il). Pourtant, c'est une méthode
qu'HSS a éprouvée au fil des films et qui fonctionne plutôt bien
dans l'ensemble car elle permet au cinéaste de rester sur le
qui-vive, de ne pas s'endormir sur un scénario bien ficelé (Oki's
movie, 2010, construit
sur cette méthode est d'ailleurs un film très vivant). Mais ce qui
était au départ une façon de garder le désir intact (un « truc »
de cinéaste ) est devenu un piège, une façon de répondre à
la demande (du cinéma d'Auteur), celle qui porte sur son nom (et HSS
n'est pas le seul à être happé par la demande). Dès qu'on en
arrive là, il y a quelque chose de fondamentalement perverti dans
l'acte de création et le cercle devient vicieux : Hong Sang-Soo
fait des films d'Hong Sang-Soo. Il y a un HSS de trop en somme.
Le problème de la
demande du cinéma d'Auteur, c'est que toute répétition mène au
simulacre. Longtemps HSS a su se jouer de cette règle en faisant de
la répétition (et de la variation) le principe même de ses films :
dès ses premiers films, HSS trouve cette structure dramatique assez
complexe où un segment est la variation d'un autre ou donne le point
de vue d'un autre personnage de la même histoire. Ce qui était
vraiment neuf, c'était l'image qu'il donnait de la Corée, qui était
vraiment différente de tout ce qu'on avait pu voir jusqu'alors et
qui formait ce que Daney appelait déjà la Qualité Coréenne. HSS a
été le premier et peut-être le seul à avoir donné de la Corée
une image quotidienne, « moyenne » et non-idéalisée, à
n'avoir pas eu peur de la « nullité du réel » (aussi
bien esthétique que dramatique), d'en avoir montrer l'hétérogénéité
entre les néons blafards des love hotels et le luxe rococco des
« cafés ».
Après La Vierge mise
à nu par ses prétendants (2000),
on sent pourtant que quelque chose a changé dans le cinéma d'HSS,
que quelque chose a justement été défloré et qu'il ne pourra
retrouver la grâce des débuts ce dont HSS est assez conscient pour
amorcer un tournant dans son œuvre qui devient plus réflexive. Mais
il introduit aussi des mouvements de caméras, systématise
l'utilisation du zoom, et compense l'attrait de la nouveauté par une
méthode d'écriture et de tournage moins rigide qui laisse de la
place à l'aléatoire. Il trouve ainsi un équilibre (comme dans Woman on the beach, 2007) qu'il maintient jusqu'à Night and Day
(2008), cherchant dans
chaque film à renouveler et à repenser sa méthode de travail en
fonction du récit. A partir des Femmes de mes amis (2009), la
méthode est rodée et tourne toute seule. On sent d'ailleurs une
certaine lassitude du cinéaste pour ses propres films et Oki's
movie ne sera qu'une échappée vécue comme telle par HSS .
En un certain sens, on
peut dire qu'HSS est allé au bout de sa démarche (qu'il boucle la
boucle) et qu'il rencontre simplement le même problème que tous ces
cinéastes qui se sont installés dans
le confort d'une méthode de travail (ce qui ne sera peut-être
qu'une passade) mais d'un autre côté il a également choisi de
s'orienter vers la part la plus futile de son cinéma, celle qui
tourne les personnages en ridicule alors qu'il s'était toujours
attaché jusque là à en recueillir d'abord l'angoisse. Ce
d'abord est peu de chose mais il change tout, à commencer par
le rapport que le cinéaste entretient avec ses personnages :
c'est la garantie morale que le personnage est bien un autre
que le cinéaste prend en compte comme tel (à savoir comme altérité,
comme fin) et pas seulement une marionnette destinée à amuser la
galerie (un moyen) comme dans les films de la Qualité Coréenne.
Même si dans In
another country il prend le parti de se diriger volontairement
vers un récit extrêmement léger, il frôle dangereusement le
positivisme (« Il suffit de peu pour voir la vie sous un angle
joyeux » dit-il dans Les Cahiers) et cela ne fait que confirmer la prééminence
de l'Auteur sur ses personnages qui refuse de les prendre au sérieux
et en refoule l'angoisse. Au fil des films il affiche d'ailleurs un
détachement et une distance de plus en plus grands vis-à-vis d'un
récit de plus en plus conceptuel. Il ne s'agit pas d'un coup
d'essai en ce qui concerne l'utilisation de cette structure
segmentaire et abymée mais c'est bien la première fois que ces
segments ne répondent pas au même monde fictionnel : ici
Isabelle Huppert incarne trois personnages différents (une célèbre
réalisatrice française, une bourgeoise adultère et une femme
récemment divorcée) qui vivent plus ou moins la même histoire (une
femme française cherche un phare et rencontre un garde-côte), mais
ces trois histoires sont en fait alternatives et ne coexistent que dans
un monde « méta », le petit monde du Cinéma. La
présence d'Isabelle Huppert (qui est tout de même une star) n'est
pas étrangère je pense à ce choix puisqu'il ne fait que répéter
à l'intérieur du récit le problème auquel tout cinéaste est
confronté face à une star : comment faire croire que cette
actrice est ce personnage-ci alors qu'elle amène avec elle, en même
temps que le financement du film, le poids de ses vies
cinématographiques (parfois récemment) passées ? Le premier
segment donnait une réponse crédible (Isabelle Huppert en
réalisatrice célèbre), finalement très proche de la place que
peut occuper Isabelle Huppert-la star en Corée alors que le deuxième
et troisième segment font marche arrière et viennent nier la
croyance en la fiction. C'est peut-être un simple jeu sur les formes
(un exercice de style) mais il donne tout de même l'impression
d'avoir été joué, qu'HSS
se moque du spectateur (naïf) qui un instant y aurait cru (à cette
rencontre, à cette fiction). Le
film répète ainsi le mouvement entier de son œuvre qui s'est
d'abord attaché à l'histoire d'une rencontre pour ensuite s'en
détacher complètement car en la répétant, il ne fait que la
singer en lui ôtant ce qu'elle pouvait avoir de singulier.
Ce qui était intéressant
auparavant dans les films d'HSS, c'était le fait de donner tout
simplement (trop simplement sans doute pour un certain public) un
autre point de vue de la même histoire même s'il fallait pour cela
changer de personnage principal qui était relégué à n'être que
le témoin passif d'un deuxième segment, parfois même à n'être
qu'un figurant (Le Jour où le cochon est tombé dans le puits,
1996). Dans In another
country, c'est très différent, puisque d'un segment à l'autre
(qui sont des variations presque des gammes) on ne se pose pas la
question du devenir des personnages, et c'est là que le bât de la
conceptualisation blesse qui, prenant le pas sur la fiction, nous
laisse soudain indifférents à l'autre. C'est cette indifférence de
cinéaste désabusé qui marque une vraie rupture avec ses premiers
films comme si le Milieu (du cinéma) l'avait récupéré.
Evidemment, il est très difficile de maintenir une image qui serait
dans la moyenne c'est-à-dire ni inférieure à la réalité (la
médiocrité façon TF1), ni supérieure à la réalité (le cinéma
d'Auteur) car le Milieu du cinéma qui est une sorte de mafia des
images, récupère tout (elle réquisitionne) et égalise tout par le
milieu (et non par la moyenne). Le problème qui se pose aujourd'hui
c'est que ceux qui font des films (et ceux qui les critiquent aussi)
n'ont plus du tout les même préoccupations que ceux qui les
regardent car le Milieu surplombe (statutairement) la moyenne. Et HSS
qui auparavant faisait des films sur la moyenne (la middle-class)
fait aujourd'hui des films du Milieu.
Sara Ri