dimanche 4 août 2013

Réflexions autour de L'Inconnu du lac d'Alain Guiraudie (2013)




 « Car il y a la règle, et il y a l'exception. Il y a la culture, qui est de la règle, et il y a l'exception, qui est de l'art. Tous disent la règle, ordinateurs, T-shirts, télévision, personne ne dit l'exception, cela ne se dit pas. Cela s'écrit, Flaubert, Dostoïevski, cela se compose Gershwin, Mozart, cela se peint, Cézanne, Vermeer, cela s'enregistre, Antonioni, Vigo. » (Godard dans J-L G / J-L G cité par Alain Bergala dans L'hypothèse cinéma, p. 30). Et Guiraudie pourrait-on ajouter. Car L'Inconnu du lac est une exception et m'est apparu comme une oasis au milieu d'un cinéma français asséché.

A l'heure où vient d'être signé l'extension de la convention collective pour la production cinématographique (le texte ici) dont Guiraudie est un des seuls défenseurs, il a beaucoup été question de préserver la « diversité » du cinéma français et « l'exception culturelle française » qui est en fait de la règle et n'a d'exceptionnel que son nom. Car cette diversité que défendent tant les opposants à la convention collective est malheureusement une diversité de principe, qui propose un paysage cinématographique à choix fermé (ou bien... ou bien...) : on se retrouve finalement coincé entre les films à gros budgets (financés par l'aide automatique du CNC) et les films dits « d'Auteur » avec une préférence pour les sujets sociaux (financés en grande partie par l'aide sélective du CNC). Si l'intention est louable, les effets en sont redoutablement pervers puisque c'est le financement des films qui entraîne le choix des films produits plus que l'inverse, et il y a fort à parier que l'exception est souvent laissée au bord du chemin parce qu'elle ne rentrait pas dans les critères d'attribution, ne se conformait pas à la règle justement.

Lacan disait qu'avoir un avenir assuré, c'est ne pas en avoir et j'ai justement l'impression que le cinéma français, à force de vouloir assurer la subsistance de « l'exception culturelle française » (et à chacun sa part du gâteau) a finalement produit des films en grand nombre mais de plus en plus pauvres et uniformes. Il ne s'agit pas de mettre en péril la production française mais j'ai tout de même le sentiment qu'il faut que quelque chose bouge (un vieux rêve sans doute) pour que le cinéma français retrouve un peu de vitalité. Alors, on parle de diversité et il y a même une aide au CNC pour cela, ce qui me fait dire que cette diversité est en réalité déjà perdue puisqu'il faut qu'on la paye en retour. Il y a quand même quelque chose de très ironique dans le fait que les gens de cinéma parlent sans cesse de diversité alors qu'il s'agit du milieu le plus fermé qui soit, qu'il faut sans cesse être coopté, « connaître quelqu'un », même pour un petit poste. Cela dit, je n'ai rien au départ contre ce type de recrutement ; j'aime bien cette idée au contraire d'embaucher « n'importe qui », quelqu'un qui n'est pas forcément « formé pour » mais finalement c'est l'inverse qui se produit, le cinéma est devenu très élitaire et ferme ses portes aux inconnus. Cette logique d'inclusion est devenue une logique d'exclusion. On m'a d'ailleurs récemment refusé une formation à l'INA dans le cadre de la formation professionnelle parce que je ne connaissais ni producteurs ni réalisateurs pouvant me faire travailler à l'issue de la formation, c'est-à-dire qu'il fallait avoir un job assuré avant même d'avoir les capacités de s'assurer cette vie sans avenir.

Peut-être que cela pas grand chose à voir avec le film à proprement parler mais je trouve qu'on parle beaucoup des films finis d'un côté et de leur condition de fabrication de l'autre comme s'il n'y avait pas de rapports entre eux alors qu'il est évident que l'un détermine en grande partie l'autre. En voyant L'Inconnu du lac, je me suis demandé pourquoi ce film qui a priori est très loin de ma vie quotidienne me parlait bien plus (à moi et étrangement aussi de moi) qu'un film qui se passait dans une cité en banlieue parisienne qui est pourtant le décor de ma vie. Ce qui est en cause ce n'est pas tellement le choix du sujet, c'est plutôt cette façon de ne jamais sortir de la dichotomie moi/les autres qui plombe le cinéma français. Il y a énormément de films français (mais pas seulement) qui ne reposent que sur le principe d'opposer le personnage principal qui est censé être différent, avec une vraie sensibilité, marginal (et que sais-je encore) contre les autres qui ne seraient que les représentants d'une normalité monstrueuse et castratrice. En ce sens, on a troqué l'intimisme et les pensées intérieures de la littérature du 19ème siècle contre un égocentrisme complaisant et sans intérêt, un « moi je » narcissique qui n'intéressera qu'un public qui s'y retrouverait en miroir. C'est cette façon de ne s'intéresser qu'à soi qui fait que dès qu'un film parle « de l'autre », c'est souvent sous la forme abjecte « des autres » (les pauvres, les sans-papiers et les prostituées, la plèbe en somme) qui n'existeraient pas en tant que tels mais seulement en tant que représentants de leur (sous-)classe et ne gagneraient leurs droits à l'image qu'en tant qu'ils nous permettent de s'affranchir de notre angoisse (le retour du refoulé) et de s'acheter en sus une bonne conscience.
 
Il y a quelque chose de fondamentalement différent dans L'Inconnu du lac même si ce n'est pas les films qui tournent autour de l'homosexualité qui manquent. C'est même un sujet plutôt à la mode en ce qu'il est susceptible de concentrer tous les poncifs du cinéma français puisqu'il permet de faire d'une pierre deux coups en donnant une caractérisation forte au personnage comme étant différent des « autres » et de se faire le porte-drapeau d'une minorité. Rien de tout cela dans L'Inconnu du lac, car ce n'est pas un film sur c'est un film avec et cela change tout (c'est la distinction que faisait Daney entre un documentaire et un document*). En voyant ce film je me suis dit que ce n'était pas possible de faire un film sur des minorités (mais avec oui) parce qu'au lieu de lutter contre la marginalisation, cela visait au contraire à la reconduire et souvent à se complaire à la victimisation. Guiraudie à une façon très simple de faire des films avec les gens plutôt que sur ou contre et c'est ce qui détermine le fait qu'il s'agit de films populaires plus que l'origine sociale d'un auteur ou du sujet qu'on filme. Si dans Un vieux rêve qui bouge (2001), il y a effectivement un milieu social marqué, ce n'est pas le cas dans L'Inconnu du lac où celui-ci est flottant et peu défini puisque tout le monde est à poil sur une plage. Par contre, ce qui est intéressant c'est que même dans ces conditions, Guiraudie montre bien que les hommes sont prompts à recréer des frontières et que le désir, cet inconnu, est à la fois ce qui nous sépare et nous unit.

Voilà, je ne vais pas faire la critique du film même si c'est le plus beau film que j'ai vu en salle cette année, parce que d'autres s'en sont déjà chargés et l'ont bien fait (voir la critique de Jerôme Momcilovic sur Chronicart, ici). Je voulais juste ajouter qu'entre autres exceptions, c'est aussi la première fois qu'il y a des scènes de sexes non simulées qui soient du cinéma, là où auparavant je n'ai jamais vu que des postures d'auteurs et des « vignettes pornographiques » (selon les mots de Guiraudie) comme si le sexe ne pouvait avoir une autre image que celle fournie par le cinéma porno. Guiraudie montre au contraire qu'il y a une complète homogénéité entre le sexe et les rapports amoureux où bien souvent ici l'acte précède la conversation. Finalement c'est un beau film d'amour dont le message, s'il en est un, pourrait être celui-ci : il n'y a pas d'amour sans risque. Le cinéma français ferait bien d'en prendre de la graine.


Sara Ri






* « Un document informe sur l'état de la matière filmée ou à filmer et sur l'état du corps filmant. L'un avec l'autre. Deux pôles d'une seule opération. Un bon document est un branchement réussi. Tout bon film, en ce sens est un document » (Serge Daney, La Maison cinéma et le monde, T2, p.90)