« Car
il y a la règle, et il y a l'exception. Il y a la culture, qui est
de la règle, et il y a l'exception, qui est de l'art. Tous disent la
règle, ordinateurs, T-shirts, télévision, personne ne dit
l'exception, cela ne se dit pas. Cela s'écrit, Flaubert,
Dostoïevski, cela se compose Gershwin, Mozart, cela se peint,
Cézanne, Vermeer, cela s'enregistre, Antonioni, Vigo. »
(Godard dans J-L G / J-L G cité par Alain Bergala dans L'hypothèse
cinéma, p. 30). Et Guiraudie pourrait-on ajouter. Car L'Inconnu
du lac est une exception et m'est apparu comme une oasis au milieu
d'un cinéma français asséché.
A
l'heure où vient d'être signé l'extension de la convention
collective pour la production cinématographique (le texte ici) dont
Guiraudie est un des seuls défenseurs, il a beaucoup été question
de préserver la « diversité » du cinéma français et
« l'exception culturelle française » qui est en fait de
la règle et n'a d'exceptionnel que son nom. Car cette diversité que
défendent tant les opposants à la convention collective est
malheureusement une diversité de principe, qui propose un paysage
cinématographique à choix fermé (ou bien... ou bien...) : on
se retrouve finalement coincé entre les films à gros budgets
(financés par l'aide automatique du CNC) et les films dits
« d'Auteur » avec une préférence pour les sujets
sociaux (financés en grande partie par l'aide sélective du CNC). Si
l'intention est louable, les effets en sont redoutablement pervers
puisque c'est le financement des films qui entraîne le choix des
films produits plus que l'inverse, et il y a fort à parier que
l'exception est souvent laissée au bord du chemin parce qu'elle ne
rentrait pas dans les critères d'attribution, ne se conformait pas à
la règle justement.
Lacan
disait qu'avoir un avenir assuré, c'est ne pas en avoir et j'ai
justement l'impression que le cinéma français, à force de vouloir
assurer la subsistance de « l'exception culturelle française »
(et à chacun sa part du gâteau) a finalement produit des films en
grand nombre mais de plus en plus pauvres et uniformes. Il ne s'agit
pas de mettre en péril la production française mais j'ai tout de
même le sentiment qu'il faut que quelque chose bouge (un vieux rêve
sans doute) pour que le cinéma français retrouve un peu de
vitalité. Alors, on parle de diversité et il y a même une aide au
CNC pour cela, ce qui me fait dire que cette diversité est en
réalité déjà perdue puisqu'il faut qu'on la paye en retour. Il y
a quand même quelque chose de très ironique dans le fait que les
gens de cinéma parlent sans cesse de diversité alors qu'il s'agit
du milieu le plus fermé qui soit, qu'il faut sans cesse être
coopté, « connaître quelqu'un », même pour un petit
poste. Cela dit, je n'ai rien au départ contre ce type de
recrutement ; j'aime bien cette idée au contraire d'embaucher
« n'importe qui », quelqu'un qui n'est pas forcément
« formé pour » mais finalement c'est l'inverse qui se
produit, le cinéma est devenu très élitaire et ferme ses portes
aux inconnus. Cette logique d'inclusion est devenue une logique
d'exclusion. On m'a d'ailleurs récemment refusé une formation à
l'INA dans le cadre de la formation professionnelle parce que je ne
connaissais ni producteurs ni réalisateurs pouvant me faire
travailler à l'issue de la formation, c'est-à-dire qu'il fallait
avoir un job assuré avant même d'avoir les capacités de s'assurer
cette vie sans avenir.
Peut-être
que cela pas grand chose à voir avec le film à proprement parler
mais je trouve qu'on parle beaucoup des films finis d'un côté et de
leur condition de fabrication de l'autre comme s'il n'y avait pas de
rapports entre eux alors qu'il est évident que l'un détermine en
grande partie l'autre. En voyant L'Inconnu du lac, je me suis
demandé pourquoi ce film qui a priori est très loin de ma
vie quotidienne me parlait bien plus (à moi et étrangement
aussi de moi) qu'un film qui se passait dans une cité en
banlieue parisienne qui est pourtant le décor de ma vie. Ce qui est
en cause ce n'est pas tellement le choix du sujet, c'est plutôt
cette façon de ne jamais sortir de la dichotomie moi/les autres qui
plombe le cinéma français. Il y a énormément de films français
(mais pas seulement) qui ne reposent que sur le principe d'opposer le
personnage principal qui est censé être différent, avec une vraie
sensibilité, marginal (et que sais-je encore) contre les
autres qui ne seraient que les représentants d'une normalité
monstrueuse et castratrice. En ce sens, on a troqué l'intimisme et
les pensées intérieures de la littérature du 19ème siècle contre
un égocentrisme complaisant et sans intérêt, un « moi je »
narcissique qui n'intéressera qu'un public qui s'y retrouverait en
miroir. C'est cette façon de ne s'intéresser qu'à soi qui fait que
dès qu'un film parle « de l'autre », c'est souvent sous
la forme abjecte « des autres » (les pauvres, les
sans-papiers et les prostituées, la plèbe en somme) qui
n'existeraient pas en tant que tels mais seulement en tant que
représentants de leur (sous-)classe et ne gagneraient leurs droits à
l'image qu'en tant qu'ils nous permettent de s'affranchir de notre
angoisse (le retour du refoulé) et de s'acheter en sus une bonne
conscience.
Il
y a quelque chose de fondamentalement différent dans L'Inconnu du
lac même si ce n'est pas les films qui tournent autour de
l'homosexualité qui manquent. C'est même un sujet plutôt à la
mode en ce qu'il est susceptible de concentrer tous les poncifs du
cinéma français puisqu'il permet de faire d'une pierre deux
coups en donnant une caractérisation forte au personnage comme étant
différent des « autres » et de se faire le porte-drapeau
d'une minorité. Rien de tout cela dans L'Inconnu du lac, car
ce n'est pas un film sur
c'est un film avec et cela change tout (c'est la distinction
que faisait Daney entre un documentaire et un document*). En voyant
ce film je me suis dit que ce n'était pas possible de faire un film
sur des minorités (mais avec oui) parce qu'au lieu de lutter
contre la marginalisation, cela visait au contraire à la reconduire
et souvent à se complaire à la victimisation. Guiraudie à une
façon très simple de faire des films avec les gens plutôt
que sur ou contre et c'est ce qui détermine le fait
qu'il s'agit de films populaires plus que l'origine sociale d'un
auteur ou du sujet qu'on filme. Si dans Un vieux rêve qui bouge
(2001), il y a
effectivement un milieu social marqué, ce n'est pas le cas dans
L'Inconnu du lac où celui-ci est flottant et peu défini
puisque tout le monde est à poil sur une plage. Par contre, ce qui
est intéressant c'est que même dans ces conditions, Guiraudie
montre bien que les hommes sont prompts à recréer des frontières
et que le désir, cet inconnu, est à la fois ce qui nous sépare et
nous unit.
Voilà,
je ne vais pas faire la critique du film même si c'est le plus beau
film que j'ai vu en salle cette année, parce que d'autres s'en sont
déjà chargés et l'ont bien fait (voir la critique de Jerôme Momcilovic
sur Chronicart, ici). Je voulais juste ajouter qu'entre autres
exceptions, c'est aussi la première fois qu'il y a des scènes de
sexes non simulées qui soient du cinéma, là où auparavant je n'ai
jamais vu que des postures d'auteurs et des « vignettes
pornographiques » (selon les mots de Guiraudie) comme si le
sexe ne pouvait avoir une autre image que celle fournie par le cinéma
porno. Guiraudie montre au contraire qu'il y a une complète
homogénéité entre le sexe et les rapports amoureux où bien
souvent ici l'acte précède la conversation. Finalement c'est un
beau film d'amour dont le message, s'il en est un, pourrait être
celui-ci : il n'y a pas d'amour sans risque. Le cinéma français
ferait bien d'en prendre de la graine.
Sara
Ri
*
« Un document informe sur l'état de la matière filmée ou à
filmer et sur l'état du corps filmant. L'un avec l'autre.
Deux pôles d'une seule opération. Un bon document est un
branchement réussi. Tout bon film, en ce sens est un document »
(Serge Daney, La Maison cinéma et le monde, T2, p.90)