Passion de Brian De Palma, 2012
Pendant un moment, on
aurait pu croire qu'avec Passion Brian
De Palma avait fait son meilleur film depuis Mission To
Mars. L'histoire se déroule dans la filiale berlinoise d'une
grande boîte de pub américaine. La directrice de cette filiale, la
Blonde, ne cache pas son désir trouble pour une de ses jeune cadre
dynamique, la Brune qui, elle, couche avec l'amant de la Blonde,
lui-même associé financier de la boîte. La Blonde tente d'envoûter
la Brune, tout en la doublant sur un projet de campagne publicitaire
pour un téléphone/caméra. La Brune tente de la devancer à son
tour tout en faisant mine de lui succomber. Cette intrigue de
soap-opera prend soudain de l'intérêt quand tous ces désirs
torves transparaissent via chaque objet de retransmission visuelle
(webcam, téléphone, vidéo surveillance, etc.). Ce qui est lisse et
propre en surface devient libidineux et pervers en apparaissant à
l'image. Ce qui fonctionnait jusque là dans le film c'était son
aspect résolument cheap : mal joué, écrit de travers et
filmé comme un téléfilm mais laissant à De Palma un peu d'espace
pour mieux jongler avec les perversions tordues et mises à nue des
classes huppées (plutôt que de faire mu-muse avec le montage). Ce
n'est pas d'une grande profondeur et c'est loin des meilleurs films
du réalisateur mais disons qu'on y trouve quelque chose de
réjouissant qui m'a rappelé certains films de Paul Verhoeven, ce
qui n'est pas si mal compte tenu de la morosité ambiante du cinéma
actuel. Un peu de désir chez un cinéaste américain (même dans un
film européen), ça nous change de la frigidité ambiante de
l'Hollywood des années 2010.
Et puis plouf ! Les lois
du récit reprennent le dessus et, de l'étude psychologique cynique,
le film bascule dans le thriller pouêt-pouêt. Arrive donc le
meurtre de la Blonde pour lequel est inculpée la Brune qui va dès
lors tout faire pour s'innocenter. Ce meurtre n'est pas là pour
apporter quelque chose à l'histoire mais pour la figer. Plus rien
n'évolue soudain dans les désirs, les passions et les relations qui
animaient (croyait-on) les personnages qui resteront là où ce point
de non-retour scénaristique les a laissés. Pour De Palma, c'est le
signal pour se lâcher et déployer toute la virtuosité dont on le
sait capable : le filmage plan-plan laisse place à la
sur-stylisation : éclairages expressionnistes, travellings
interminables, split-screen et compagnie... Ce qu'il y a de
symptomatique c'est qu'il faut que la fiction déraille et sorte de
l'ordinaire en se retranchant dans des conventions balisées pour que
la caméra délire un peu. De Palma tente de compenser le déficit de
propos par ses envolées formelles, ne croyant manifestement pas à
la modestie de son récit - qui aurait pu pourtant être son meilleur
atout. C'est là que se produit un phénomène curieux : la
manipulation présente dans les rapports entre les personnages
bascule hors de l'écran et s'interpose entre le réalisateur et le
spectateur. Les doubles sens, les faux-semblants, les fausses pistes
abondent tandis que la réalisation se fait vertigineuse. Sommes nous
dans l'esprit de la Brune ? est-ce un cauchemar ? la Blonde est-elle
vraiment morte ? On finit par s'en foutre à mesure que l'on comprend
que tout cela n'est qu'un prétexte à la digression visuelle.
Ce qu'il y a de navrant,
c'est que la surabondance de cadrages obliques doit malgré tout
faire sens, ne pas être gratuite, en l'occurrence renvoyer à l'état
comateux de la Brune après le meurtre. Mais cet état,
apprenons-nous plus tard, n'est qu'un leurre destiné à dissimuler
sa culpabilité. En gros, la filmage s'indexe sur la duperie pour
nous duper. C'est toute la différence entre De Palma et Welles,
Hitchcock où même Kubrick, chez qui le filmage parfois bizarre
donnait un indice en préambule - c'est-à-dire avant même
que le récit ne débute - sur ce qui traverse les personnages,
deux-trois vérités sournoises que ces derniers tentaient de (se)
cacher. Leur modernité consistait à se désolidariser des mensonges
des protagonistes et à refuser les rails de la fiction pour livrer
le film au spectateur par un autre chemin détourné (et révélateur)
là où l'académisme de De Palma suit lâchement le programme
narratif de son héroïne (sans intérêt). En gros, De Palma, sous
ses airs de réalisateur-grand Manitou qui regarde de haut son film
et ses héroïnes, se laisse traîner par la mise en scène là où
les autres la démantèlent. En fin de compte, la seule chose pour
laquelle on pense ici à Hitchcock, c'est Le Grand Alibi et sa
façon de tromper le spectateur à travers le bluff d'un des
personnages. Hitchcock avait renié ce film pour la malhonnêteté de
son procédé. La filiation entre les deux cinéastes - éternel os à
ronger pour cinéphile paresseux - a quand même une drôle de
tronche.
Matthieu Santelli