mardi 16 avril 2013

Passion impossible



Passion de Brian De Palma, 2012


Pendant un moment, on aurait pu croire qu'avec Passion Brian De Palma avait fait son meilleur film depuis Mission To Mars. L'histoire se déroule dans la filiale berlinoise d'une grande boîte de pub américaine. La directrice de cette filiale, la Blonde, ne cache pas son désir trouble pour une de ses jeune cadre dynamique, la Brune qui, elle, couche avec l'amant de la Blonde, lui-même associé financier de la boîte. La Blonde tente d'envoûter la Brune, tout en la doublant sur un projet de campagne publicitaire pour un téléphone/caméra. La Brune tente de la devancer à son tour tout en faisant mine de lui succomber. Cette intrigue de soap-opera prend soudain de l'intérêt quand tous ces désirs torves transparaissent via chaque objet de retransmission visuelle (webcam, téléphone, vidéo surveillance, etc.). Ce qui est lisse et propre en surface devient libidineux et pervers en apparaissant à l'image. Ce qui fonctionnait jusque là dans le film c'était son aspect résolument cheap : mal joué, écrit de travers et filmé comme un téléfilm mais laissant à De Palma un peu d'espace pour mieux jongler avec les perversions tordues et mises à nue des classes huppées (plutôt que de faire mu-muse avec le montage). Ce n'est pas d'une grande profondeur et c'est loin des meilleurs films du réalisateur mais disons qu'on y trouve quelque chose de réjouissant qui m'a rappelé certains films de Paul Verhoeven, ce qui n'est pas si mal compte tenu de la morosité ambiante du cinéma actuel. Un peu de désir chez un cinéaste américain (même dans un film européen), ça nous change de la frigidité ambiante de l'Hollywood des années 2010.

Et puis plouf ! Les lois du récit reprennent le dessus et, de l'étude psychologique cynique, le film bascule dans le thriller pouêt-pouêt. Arrive donc le meurtre de la Blonde pour lequel est inculpée la Brune qui va dès lors tout faire pour s'innocenter. Ce meurtre n'est pas là pour apporter quelque chose à l'histoire mais pour la figer. Plus rien n'évolue soudain dans les désirs, les passions et les relations qui animaient (croyait-on) les personnages qui resteront là où ce point de non-retour scénaristique les a laissés. Pour De Palma, c'est le signal pour se lâcher et déployer toute la virtuosité dont on le sait capable : le filmage plan-plan laisse place à la sur-stylisation : éclairages expressionnistes, travellings interminables, split-screen et compagnie... Ce qu'il y a de symptomatique c'est qu'il faut que la fiction déraille et sorte de l'ordinaire en se retranchant dans des conventions balisées pour que la caméra délire un peu. De Palma tente de compenser le déficit de propos par ses envolées formelles, ne croyant manifestement pas à la modestie de son récit - qui aurait pu pourtant être son meilleur atout. C'est là que se produit un phénomène curieux : la manipulation présente dans les rapports entre les personnages bascule hors de l'écran et s'interpose entre le réalisateur et le spectateur. Les doubles sens, les faux-semblants, les fausses pistes abondent tandis que la réalisation se fait vertigineuse. Sommes nous dans l'esprit de la Brune ? est-ce un cauchemar ? la Blonde est-elle vraiment morte ? On finit par s'en foutre à mesure que l'on comprend que tout cela n'est qu'un prétexte à la digression visuelle.

Ce qu'il y a de navrant, c'est que la surabondance de cadrages obliques doit malgré tout faire sens, ne pas être gratuite, en l'occurrence renvoyer à l'état comateux de la Brune après le meurtre. Mais cet état, apprenons-nous plus tard, n'est qu'un leurre destiné à dissimuler sa culpabilité. En gros, la filmage s'indexe sur la duperie pour nous duper. C'est toute la différence entre De Palma et Welles, Hitchcock où même Kubrick, chez qui le filmage parfois bizarre donnait un indice en préambule - c'est-à-dire avant même que le récit ne débute - sur ce qui traverse les personnages, deux-trois vérités sournoises que ces derniers tentaient de (se) cacher. Leur modernité consistait à se désolidariser des mensonges des protagonistes et à refuser les rails de la fiction pour livrer le film au spectateur par un autre chemin détourné (et révélateur) là où l'académisme de De Palma suit lâchement le programme narratif de son héroïne (sans intérêt). En gros, De Palma, sous ses airs de réalisateur-grand Manitou qui regarde de haut son film et ses héroïnes, se laisse traîner par la mise en scène là où les autres la démantèlent. En fin de compte, la seule chose pour laquelle on pense ici à Hitchcock, c'est Le Grand Alibi et sa façon de tromper le spectateur à travers le bluff d'un des personnages. Hitchcock avait renié ce film pour la malhonnêteté de son procédé. La filiation entre les deux cinéastes - éternel os à ronger pour cinéphile paresseux - a quand même une drôle de tronche.


Matthieu Santelli