dimanche 31 août 2014

Ciel ! Ma ligne d'horizon !





L'Homme qui tua Liberty Valance de John Ford, 1962.



Dans Directed by John Ford (2006), le documentaire de Bogdanovich, Spielberg raconte sa première rencontre avec Ford alors qu'il n'était encore qu'un tout jeune étudiant. John Ford lui aurait alors dit : « Si tu peux arriver à la conclusion que mettre la ligne d'horizon en bas de l'image ou en haut de l'image est mieux que de la mettre au centre de l'image, alors tu seras peut-être un jour un bon réalisateur. » De la part de Ford, qui fit sortir le western de la série B avec La Chevauchée fantastique (1939), ces paroles ne manquent pas de sens bien qu'il soit difficile de savoir si le cinéaste était vraiment sérieux ou si ce n'était qu'une plaisanterie, dont il était coutumier, destinée à faire tourner son interlocuteur en bourrique, ou bien encore une façon d'échapper à toute analyse de son œuvre, ce qu'il n'aimait guère.

Pourtant, la ligne d'horizon semble bien être une des questions centrales de son œuvre car, outre sa fonction purement esthétique (la beauté des paysages fordiens), elle pose surtout chez Ford des questions sociologiques, idéologiques et éthiques. La ligne d'horizon est en premier lieu une frontière (celle qui sépare le ciel et la terre) et qui rappelle que toute frontière est à la fois le lieu d'une séparation et d'un contact : c'est le lieu de cet échange que Ford a filmé dans tous ses films, le lieu de contact entre deux groupes, deux individus ou deux époques avec leurs inclusions, forclusions, rejets et échanges. La ligne d'horizon représente également une façon de voir le monde (une idéologie) car elle suppose une certaine distance (un point d'où elle est vue), une conscience que l'individu tout comme le groupe s'inscrivent dans un ensemble plus vaste (le monde) qui le dépasse et l'englobe (l'inverse de la télé). C'est une façon d'introduire de l'altérité dans ce petit monde au sens large (l'inconnu) puisque le fait d'arpenter le vaste monde suppose d'aller à la rencontre d'un autre qu'on ne connaît pas (l'exode dans Le Convoi des braves, 1950). Question éthique enfin puisque la ligne d'horizon est aussi ce qui permet de cadrer le plan de l'intérieur, de lui donner un sens en le séparant en deux espaces dont l'un est en haut et l'autre en bas (il y a une hiérarchie des espaces) : Ford, on le sait, se placera toujours du côtés des opprimés et des minorités mais ceux-ci ne représenteront jamais un absolu. L'opprimé peut devenir un oppresseur et le marginal devenir majoritaire comme dans Le Convoi des braves où un groupe marginal et rejeté, les Mormons, rencontre un autre petit groupe de marginaux qu'il s'agit d'accepter ou de rejeter.

Le cœur du cinéaste

Dans L'homme qui tua Liberty Valance (1962) cependant, la ligne d'horizon apparaît peu de façon effective et l'action reste cloîtrée la plupart du temps dans une petite ville de l'Ouest, Shinbone, loin des grands espaces en cinémascope et c'est justement l'absence de cette ligne d'horizon qui est le sujet même du film. D'ailleurs Liberty Valance n'a rien d'un western classique et montre plutôt la fin d'une époque (et annonce aussi celle du genre) car Ford y décrit un univers forclos, replié sur lui-même et ancré dans les valeurs rétrogrades de l'Ouest, individualistes et brutales (la loi de la gâchette), un univers voué à disparaître en raison de son immobilisme (le mal fordien par excellence) : il n'y a pas de ligne d'horizon pour ce monde sans avenir. L'arrivée de Ransom Stoddard (James Stewart), l'homme de la ville (avocat venant de l'est) est une véritable intrusion qui provoque une ouverture forcée à l'autre, au monde. À l'histoire concrète à laquelle s'est toujours intéressé Ford (un individu marginal face à un groupe), se superpose une histoire plus abstraite et symbolique qui est l'histoire de la civilisation. Stoddard en arrivant dans l'Ouest est un peu comme Moïse amenant les Tables de la Loi aux adorateurs du veau d'or, et fait entrer Shinbone dans l'ère de la civilisation en instaurant le vote démocratique et en apprenant au peuple à lire et à écrire.

Stoddard est un vrai héros positif, idéaliste de surcroît qui n'a rien à voir avec le personnage décrit dans la nouvelle de Dorothy M. Johnson où Stoddard était un personnage lâche et moribond, qui voulait se venger à tout prix de Liberty Valance. Au contraire, le Stoddard de Ford se bat pour des idéaux, pour que la communauté ait un avenir même s'il doit y sacrifier le sien. Mais paradoxalement, l'avenir que propose Stoddard signe en même temps la fin d'une époque (celle du Far West) à laquelle appartient Tom Doniphon (John Wayne). Ce dernier a une place assez ambivalente dans la fiction puisqu'il est une sorte de héros négatif : il appartient à l'Ouest et y demeurera mais participe à son propre déclin en aidant Stoddard. Il laisse le monde avancer sans lui et semble déjà savoir qu'il est un homme du passé : c'est d'ailleurs la grandeur de ce personnage-là, qui renonce à un monde fait pour lui (il renonce à son statut héroïque) afin d'avoir un monde où chacun aura sa place. Nulle nostalgie pourtant chez Ford : le monde va vers sa destinée sans regrets même s'il laisse toujours derrière lui des laissés pour compte (ceux par exemple de La Route du tabac, 1941). C'est à eux qu'appartient le cœur du cinéaste et le happy end du film est étrangement teinté de mélancolie : lorsque Liberty Valance est abattu, c'est Doniphon qui est en même temps déchu. C'est le côté nietzschéen de Ford, il n'hésite pas à retourner sa veste et à changer de camp lorsque celui-ci devient le camp majoritaire. Il était du côté de Stoddard et il est maintenant avec Doniphon (comme Mizoguchi, Ford accompagne ses personnages), c'est-à-dire du côté de ceux qui en ont besoin à ce moment-là alors qu'il ne serait que trop facile de se placer rétrospectivement du côté des vainqueurs et de sonner les trompettes.

Triste Far West

Dans toute son œuvre, Ford a toujours filmé les hommes de loi (avocats, juges ou marshall) mais sans pour autant accorder à cette institution une valeur absolue. Si elle apparaît comme salvatrice dans Liberty Valance en permettant au peuple de faire valoir ses droits de façon démocratique et d'échapper ainsi au joug de Liberty Valance (la plume contre l'épée), la Loi peut aussi bien être la cause du mal en étant inflexible et immobile comme dans The Hurricane (1937) et Je n'ai pas tué Lincoln (1936). Cette relativité des valeurs peut même intervenir dans le même film, ce qui peut être assez déstabilisant, et qui explique sans doute le désarroi des critiques de l'époque qui trouvait cet auteur bien versatile. Il est vrai que John Ford n'affiche pas ouvertement des valeurs de gauche bien pensantes et qu'il ne s'est jamais posé en défenseur de quoi que ce soit : il n'est pas pour les Indiens ou pour la Loi ce qui, dans le fond, ne veut rien dire. Ford raconte tout d'abord une histoire en ayant conscience de ce qu'elle peut avoir de partial et de partiel : L'homme qui tua Liberty Valance est un récit gigogne, où Stoddard raconte l'histoire telle qu'il l'a vécue et qui ne correspond ni au mythe (l'Histoire) ni à l'histoire de Doniphon que personne ne connaîtra jamais vraiment. Aucune histoire pourtant n'est plus vraie qu'une autre puisque le mythe, même « faux », entraîne dans son sillage des évènements réels qui n'auraient pas été possibles sans lui. Qui a vraiment tué Liberty Valance ? Si Doniphon le tue réellement, Stoddard le tue symboliquement et c'est la relation entre ses deux histoires qui intéresse le cinéaste.

Ford est en quelque sorte un ethnographe de l'Ouest américain qui a montré comment se sont constitués ses mythes mais comme Levi-Strauss dans ses Tristes tropiques, il est sans cesse confronté à une même question morale qui revient dans tous ses films et qui est la question de l'autre. Comment appréhender l'autre, comment le juger, selon quels critères ? Il n'y a pas de question plus périlleuse pour l'ethnographe (et le cinéaste) car elle entraîne nécessairement une contradiction : « ou bien l'ethnographe adhère aux normes de son groupe, et les autres ne peuvent lui inspirer qu'une curiosité passagère dont la réprobation n'est jamais absente ; ou bien il est capable de se livrer totalement à elles, et son objectivité reste viciée du fait qu'en le voulant ou non, pour se donner à toutes les sociétés il s'est au moins refusé à une. »1 Or, ce que recherche Ford, c'est moins la vérité d'une histoire que l'équité d'un jugement envers une société quelle qu'elle soit, indigène ou non (rien de plus éloigné de Ford que la fascination exotique, qui n'est autre qu'une forme de racisme) : et ce n'est pas parce qu'une communauté a été persécutée qu'elle doit échapper à la critique, loin de là. Ford a le constant souci de revoir son jugement (il réécrivait le scénario au cours du film), de replacer sa ligne d'horizon plan par plan, et chaque personnage bénéficie d'une présomption d'innocence qu'il faut préserver coûte que coûte (c'est le combat de Lincoln dans Vers sa destinée, 1939 et celui du juge Priest dans Le Soleil brille pour tout le monde, 1953), même si celui-ci se révèle coupable par la suite. Et inversement, un personnage déjà coupable peut tout à fait se racheter par la suite (en ce sens, Game of Thrones est l'héritière de Ford). John Ford avait fait virer un type de la salle de projection parce que ce dernier avait « deviné » qui était le méchant au début du film, alors que celui-ci n'avait encore rien fait. Or, chez Ford, on juge un personnage sur ses actes, jamais avant : « Ce n'était pas juste, dit-il à ce propos, il faut être équitable dans la vie. L'équité est ce qui nous sauve, c'est notre rédemption, non ? »2



Sara Ri




1. Claude Levi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, 1955, p.459
2. John Ford, Cavalier seul, entretien avec John Ford in John Ford, Cahiers du cinéma, p.35

jeudi 15 mai 2014

Frances Rim / Pacific Ha




Frances Ha de Noah Baumbach, 2013
Pacific Rim de Guillermo Del Toro, 2013


Vus le même jour, Pacific Rim et Frances Ha, qui n'avaient de prime abord pas grand chose en commun, ont pourtant finis par ne former dans mon souvenir qu'une sorte de magma indistinct, celui d'une journée ciné décevante mais surtout sans restes. De ces films, ne reste t'il vraiment rien ? Si, peut-être une vague indigestion, moins d'avoir consommé de mauvais films que le désagréable sentiment d'avoir été consommé par eux c'est-à-dire d'avoir été réduite à être le récepteur d'un code, d'un réseau de signes, et non le spectateur d'une image (elle, possiblement consommable). Cela veut-il dire que ces films tentent de nous aliéner ? Oui, certes.

Vus au Forum des Halles, Pacific Rim et Frances Ha, qui n'ont aucun lien particulier avec le lieu de leur vision mis à part le fait d'y être programmés, entretenaient toutefois une étrange correspondance avec ce centre commercial impersonnel et glauque. Friand « d'évènements » en tout genre, comme tous les lieux de consommation qui se disent culturels, le forum affichait à cette époque, une exposition temporaire Hartcourt où l'on pouvait admirer le vedettariat français, en noir et blanc et en surexposition qui plus est, nous écrasant de leur gigantesque taille à défaut de ne le faire de leur talent. Mais au milieu de toutes ces poses alanguies, de ces regards de braise, de ces mimiques subtiles et étudiées, il était étrange de constater qu'aucune personnalité ne parvenait réellement à tirer son épingle du jeu, celle qui visait à se démarquer à tout prix des autres (sauf peut-être Auteuil qui avait l'air de ce demander ce qu'il foutait là et faisait entrevoir le côté méta). Au contraire, toutes ces vedettes se noyaient dans l'uniformité des affiches, ne faisaient que renvoyer les unes aux autres, formant un Big Brother aux milles visages, sans qu'aucune personnalité n'apparaisse prouvant une fois de plus que Bergman avait raison : le gros plan montre les visages mais il les dépersonnalise tout autant. Baignés dans cette lumière « starifiante », ces visages sans âmes y gagnaient tout de même quelque chose, une chose qui n'est rien mais qui fait tout : un statut, une persona. De stars qu'ils n'étaient pas, ils devenaient tsars, érigés en souverains que le public, d'en bas, se devait d'idolâtrer.

Cette liturgie éminemment publicitaire est précisément la messe que Frances Ha et Pacific Rim prolongèrent car au lieu de produire des images (ce que fait de moins en moins le cinéma), ils ne produisent que des signes identitaires dont le spectateur se repaît de façon cannibale à force de trop s'y « reconnaître ». Cela fait longtemps que la publicité s'est attelée à la production de signes identitaires et l'on sait depuis belle lurette, grâce à Baudrillard notamment, qu'elle ne vise pas à vendre des objets mais à se vendre elle-même. Pacific Rim et Frances Ha sont issus du même moule et loin de montrer une quelconque réalité (de l'homme, du monde), ils ne savent plus qu'être le signe vide d'eux-mêmes : c'est d'ailleurs en cela que ces deux films ne sont que bonnet blanc et blanc bonnet car, détachés de tout référent réel, ils coexistent dans un univers abstrait de signes auquel le spectateur doit adhérer.

Les deux films sont d'ailleurs, chacun à leur manière, la mise en œuvre d'une stratégie publicitaire, qui devient même le sujet de leur fiction. Et comme toute publicité, ils répondent à la demande. Or, « ce qui est le plus demandé aujourd'hui, ce n'est ni une machine, ni une fortune, ni une œuvre : c'est une personnalité » (Riesman). Pacific Rim après tout est juste l'histoire d'un type banal qui, grâce à la décadence du monde, peut (enfin!) devenir un héros (le héros du quotidien est une thématique largement répandue dans la publicité au moins autant que le fantasme de catastrophe). Et ce devenir là, passe avant tout par le culte d'un objet (une machine) dont les dialogues du film vantent sans cesse les mérites :
« - Gypsy Danger. Il est vraiment magnifique.
- Il a un réacteur nucléaire à deux cœurs. Il est unique maintenant.
- Il l'a toujours été. »
Ce sentimentalisme envers l'objet n'a rien d'étonnant puisque par métonymie (l'homme devient une partie de l'objet), il transfère ses qualités (toujours uniques) à l'homme. C'est la promesse publicitaire par excellence : transformer de l'avoir en être. Promesse intenable on s'en doute puisqu'on ne peut être ce que l'on a et qu'on ne peut se posséder soi-même. Avoir ou être, il faut choisir.

Frances Ha ne raconte pas tout à fait la même histoire : si Pacific Rim propose un idéal moyen, Frances Ha est sa version élitiste qui se fonde sur le culte de la différence. Frances, certes, est différente mais cela ne veut pas dire qu'elle est singulière. Elle se différencie des autres qui ne méritent que mépris si l'on en croit le film (il faut voir comment Baumbach consent à peine à les filmer), mais elle n'est pas personnelle, elle est personnalisée (comme une cuisine) : c'est ainsi que tout le film est le parfait exemple de l' underconsumption, « c'est-à-dire le paradoxe de la surdifférenciation de prestige » (Baudrillard, La Société de consommation, p.130). Frances Ha a beau être un film indépendant un peu fauché, Greta Gerwig a beau venir d'un mouvement underground américain (mumblecore), ce ne sont que les signes de leur surdifférenciation, faisant de la pauvreté un signe chic de plus (pas la vraie pauvreté qui elle n'est pas chic du tout mais seulement son signe). De la même manière, le noir et blanc de l'image vaut moins ici pour ses qualités esthétiques qu'en tant que signe d'un certain standing (intellectuel arty ou bobo chic peu importe) car les signes évidemment sont hiérarchisés. Frances Ha, le film, tout comme France Ha, le personnage ne sont que le résultat d'une différenciation par des signes (souvent par inversion avec le code habituel) qui visent à les hisser tout en haut de la hiérarchie. Tout au long du film, Frances ne fait qu'affirmer un mode de vie supérieur marquant d'un sceau infamant ce qui ne répond pas à son idéal de classe : pas cool d'être comme tout le monde, pas cool d'avoir des enfants, pas cool d'avoir trop d'argent mais pas cool d'être vraiment pauvre... C'est le versant fasciste et aliénant de la pub (la dictature du cool) qui ne se contente pas de nous promettre mille bonheurs mais qui nous dicte un comportement (Frances Ha est un modèle) en nous faisant voir, par bonté d'âme sans doute, à quel point sont médiocres nos aspirations et notre banale vie.

Publicité Coca Cola light à gauche et Pacific Rim à droite

C'est donc sans hasard que ces deux films répondaient aux annonces publicitaires qui les précédaient avec une façon de vendre l'image d'une femme décalée reposant souvent sur une simple réversion des codes de domination masculine propres à notre époque (comme Frances Ha) ou des correspondances d'images frappantes entre Pacific Rim et la pub Coca-Cola ou Caprice des dieux révélant la pauvreté iconographique du monde publicitaire. Car si les images se ressemblent toutes, c'est avant tout parce qu'elles répondent à des désirs totalement désingularisés et que la publicité « au lieu de nous présenter une vue ou un argument personnel (..), nous propose un mode de vie qui vaut pour tout le monde ou alors, pour personne. » (Mac Luhan, Pour comprendre les médias, p. 266) La seule vraie différence entre Pacific Rim et Frances Ha est, à mon avis, la façon dont ils se situent par rapport au désir : dans Pacific Rim, il est aliéné (les héros désirent la même chose que tout le monde) tandis que dans Frances Ha, il aliène (nous devons désirer être Frances Ha). L'un est centrifuge, l'autre est centripète. L'un annule l'autre : une journée nulle en somme.


Sara Ri