lundi 26 octobre 2015

Autour de Balthazar



« Homme, ne te mets pas au-dessus des animaux. », Dostoïevski, L'Idiot.


Bresson était et restera un cinéaste à part, un véritable auteur. C'est-à-dire un cinéaste ayant élaboré une esthétique singulière reposant sur des règles qui lui étaient propres[1] et qui n'étaient vraies que pour lui (sa morale). Rien à voir donc, avec ce qu'on appelle le cinéma d'Auteur actuel qui compte très peu d'auteurs et qui aurait plutôt tendance à les écarter dès le départ, par un mécanisme de financement du cinéma qui,  bien que pétri de « bonnes intentions », est en réalité un système de censure visant à normaliser la création. Il y a peu de professions moins libres que celle de cinéaste, puisque le financement décide de tout. En triomphant, la politique des auteurs est devenue un dogme et comme tout dogme, a fini par être employée à mauvais escient : la politique des auteurs n'avait de sens que lorsqu'elle était en mouvement, c'est-à-dire lorsqu'elle luttait pour défendre des cinéastes qui méritaient d'être reconnus (notamment Lang, Ford et Hawks), ce qui impliquait aussi de lutter contre un certain type de cinéma (la QF). Aujourd'hui, la politique des auteurs sert plutôt à défendre les intérêts (les privilèges) de ceux qui sont déjà installés, à ne surtout pas bouger, à reproduire le même cinéma à sujet social, bon à laver les consciences, « un CINÉMA contrôlé par l'intelligence, n'allant pas plus loin »[2]. L'inverse du cinématographe de Bresson.

Quel est le statut de Bresson aujourd'hui ? S'il est adulé par une partie des cinéphiles, beaucoup ne voient en lui qu'un signe distinctif de leur propre cinéphilie et l'amour porté à ses films se double souvent d'un snobisme non feint. Comme Marie, Mouchette ou Gérard, les cinéphiles ont fini par aimer l'autre pour ce que l'autre leur renvoyait d'eux-mêmes (mais l'autre est infiniment remplaçable, il peut être n'importe qui) et sont en ce sens typiquement bressoniens. Parallèlement, le décalage s'est aussi creusé entre Bresson et le reste de la production audiovisuelle (cinéma et télévision confondues et se confondant), ce qui a éloigné ses films du public au sens large à qui on a tout de suite fait comprendre que Bresson n'était pas pour lui. Pourtant, les films de Bresson ne sont pas réservés à une élite : même si ses films ne sont pas « grand public »[3], ils s'adressent à chacun d'entre nous. Comme l'a dit Godard au moment de la sortie du film, Au hasard Balthazar est un film que les gens qui ne vont jamais au cinéma devraient aller voir. Car les films de Bresson ne sont ni inaccessibles, ni compliqués, ni ennuyeux ; ils sont différents. Incroyablement différents. De toute la production audiovisuelle passée, présente et, gageons-le, future. Or, le spectateur de cinéma et a fortiori de télévision est en général trop habitué a un certain type de récit, d'images, de jeu d'acteurs (qui ont fini par être toujours plus ou moins les mêmes) pour accepter le cinématographe de Robert Bresson. L'habitude est une chaîne puissante : selon Dostoïevski c'est aussi la lâcheté de l'homme qui est capable de s'habituer à tout, c'est-à-dire, bien souvent, au pire. Car les (beaux) discours ne servent à rien : ils ne prêchent que des convaincus et ne font qu'enfermer définitivement l'auteur dans la catégorie des « films du devoir », ceux que l'on regarde avec ennui. Essayer de forcer quelqu'un à aimer un film serait la pire des choses ; il n'y à qu'à voir comment l'école (et l'hypocrisie des adultes) a réussi à dégoûter les enfants de la lecture.

Bresson était conscient de la place qu'il occupait dans le PAF français et en souffrait énormément, à la fois à cause de la difficulté qu'il avait à trouver des financements mais également parce que ce décalage trop grand entre son œuvre et la majorité des films produits à l'époque l'empêchait de toucher les spectateurs, ce dont il se désespérait. Il a pourtant poursuivi son œuvre avec constance, en recherchant à répondre cinématographiquement et singulièrement aux questions qui le travaillaient. Sa foi pour le cinématographe n'a jamais faibli. Au hasard Balthazar est sans doute son film le plus personnel et marque un tournant dans ses films qui deviennent de plus en plus sombres mais qui ne seront jamais dénués de grâce (pas de cynisme chez Bresson). Le film décrit le parcours d'un âne, de sa jeunesse à sa mort en traversant toutes les étapes de la vie : « l'enfance, les caresses ; l'âge mûr, pour l'homme et pour l'âne, le travail ; ensuite et enfin, la période mystique qui précède la mort. » Le parcours de Bresson est en fait assez proche de celui de Balthazar (parce que, comme le dit Bresson, « tout se ressemble dans une vie ») et on lui réserve aujourd'hui l'adoration que l'on voue aux saints une fois qu'ils sont morts.

Mais si les films de Bresson n'ont jamais vraiment « rencontré leur public » c'est peut-être aussi tout simplement parce que ce public idéal n'existe pas. Qu'importe car ce qui compte, c'est comment des individus pris isolément pourront un jour dans leur cheminement « rencontrer » (ou non) un film de Bresson, comme Michel dans Pickpocket et le « drôle de chemin » qu'il lui aura fallu prendre pour arriver jusqu'à Jeanne. À vrai dire, cela tient presque du miracle : c'est d'ailleurs ce cheminement qu'enregistre Bresson, le cheminement de la vie qui est une combinaison singulière et unique de prédestinations et de hasards.

Il y a plus ou moins deux tendances au cinéma : les films qui reposent sur le hasard et ceux qui reposent sur le destin. Dans les uns, les personnages sont toujours « victimes » des évènements qui arrivent (la fatalité), bons ou mauvais, tandis que dans les autres, les personnages « accomplissent » leur destinée de personnages. Le cinématographe de Robert Bresson s'écarte radicalement de ces deux tendances. Contrairement à la majorité des films existants, le hasard et le destin ne sont pas chez lui de simples rouages scénaristiques (ses vieilles ficelles), ce sont le sujet même de ses films qui restituent ce que la vie peut avoir d'arbitraire. Dans Au hasard Balthazar, Bresson filme la vie d'un âne, de la même façon qu'il filme celle de Jeanne d'Arc, Mouchette ou Yvon, c'est-à-dire avec une grande équité que seule l'indifférence de la caméra rendait possible : « Même les vies les plus simples et les plus plates ressemblent à une autre vie, d'un autre homme. Mais avec des accidents, des hasards différents... (...) Je suis sûr que nous sommes environnés de gens de talent et de génie, j'en suis sûr, mais le hasard de la vie... Il faut tellement de coïncidences pour qu'un homme arrive à profiter de son génie. »[4]


Sara Ri





[1] « Se forger des lois de fer, ne serait-ce que pour leur obéir ou désobéir difficilement. », Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Gallimard, 1988, p. 120
[2] Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Gallimard, 1988, p.55.
[3] La télévision a imposé des émissions médiocres prétextant que c'était le public qui le voulait. De son côté, le public regarde la télé par défaut, « faute de mieux ». La responsabilité est évidemment partagée.
[4] Robert Bresson, Bresson par Bresson, Flammarion, 2013, p.188.