La dictature de Corée du Nord est a priori un sujet comme les autres, un
sujet tel que les affectionne la télé, toujours prête à aller au bout du monde
pour filmer le malheur des autres, s'en repaître et en ressortir grandie. La
seule particularité de ce sujet est le peu d'images disponibles dont les reportages
disposent qui, de ce fait, ne parviennent même pas à se différencier les uns
des autres et à créer un semblant de diversité. Il faut dire que la Corée du
Nord est l'un des pays les plus fermés qui soit : tout ce qui y entre ou
en sort est contrôlé par le régime et cela vaut également (voire avant tout)
pour les images. C'est l'une des raisons (mais pas la seule[1])
qui explique la ressemblance de tous ces reportages puisque ce qui est filmé
est en réalité l'œuvre d'un seul, le dictateur lui-même. Chaque réalisateur n'est finalement là que pour
filmer la mise en scène d'un autre, en variant les angles de prises de vue, en
mettant plus ou moins en valeur le spectacle qui lui est destiné, qui est pré-filmé, pré-monté,
pré-pensé. Faire un reportage en Corée du Nord revient à mettre un commentaire off (toujours le même, qui est le
discours officiel occidental) sur des images opaques, ne renfermant aucune
autre vérité que celle du spectacle lui-même (qui est le discours officiel nord-coréen).
On se pose souvent la question de savoir
comment filmer mais rarement celle de savoir pourquoi filmer comment si cette
question était définitivement réglée, que la société de l'image dans laquelle
nous vivions avait pour unique but de produire des images (bien plus que de les
regarder, et encore moins d'y réfléchir) pour remplir les cases de
programmation[2]. Mais en
regardant il y a quelques jours un énième reportage sur la Corée du Nord, et en
voyant ces mêmes parades, ces mêmes spectacles de masse, ces mêmes enfants voués
à devenir ces mêmes adultes, je me suis dit qu'il valait mieux qu'il n'y ait pas du tout d'images plutôt que d'aller filmer
à l'autre bout du monde seulement pour constater (avec soulagement) que rien
n'avait changé, que la Corée du Nord était bel et bien une dictature et qu'il
était bon de ne pas y vivre. Le sujet fait partie des axiomes auxquels se
raccroche la télé (la télé n'aime pas le changement, elle y voit la possibilité
d'un déclin) qui constituent autant de réservoirs de sujets recyclables (tout
comme les accouchements, les TOC, l'Afrique) et qui ont avant tout pour
fonction de rassurer le spectateur en lui donnant une image stable (d'un monde
instable) en lui démontrant qu'il n'est pas si malheureux devant l'écran,
d'être seulement un spectateur dans ce monde où le pire guette.
C'est pourquoi, à la limite, la question de
savoir « comment filmer » ne se pose même plus puisque le sujet est déjà
« dans la boîte » avant d'avoir posé les pieds sur le sol nord-coréen.
Le déplacement n'est alors plus qu'une
simple formalité afin d'aller chercher les images qui pourraient venir
illustrer ces conclusions toutes faites. En théorie, la dictature nord-coréenne
paraît être un sujet facile à traiter sur le plan moral puisque la dictature est
l'incarnation du mal absolu (eux) qui va à l'encontre de la démocratie du bien
(nous). Seulement, dans les faits, c'est plus difficile à prouver. On voit bien
que les journalistes partent avec l'idée tautologique de « prouver »
que la Corée du Nord est une dictature, s'empêchant dès lors de voir le peu
qu'il y aurait à filmer là-bas (la censure la plus forte est l'autocensure),
orientant les images en usant d'un vieux procédé malhonnête consistant à dire absolument
ce que l'on veut en commentaire off sur
des images montées à la truelle. Le pire, c'est que ce tour de passe-passe n'arrive
même pas à faire illusion tout simplement parce qu'on ne peut pas dénoncer le
totalitarisme en employant les mêmes procédés. Le journaliste se retrouve
coincé à son propre piège et ne sait plus très bien quelle position
adopter et s'il est tenté à l'idée d'accuser et d'acculer l'ennemi, une
fois sur place il n'y a en fait personne
à accuser. Seulement une statue à laquelle il doit faire allégeance, des guides
et des figurants venus débiter leur texte pour la caméra. D'où un comportement étrange
mi-compatissant, mi-agressif.
Il y a deux types de sujet dans un
documentaire : le sujet du film (là où on veut en venir, la thèse pour
dire ça vite) et le sujet qu'on filme (qui peut être, une personne, un pays, un
animal, c'est-à-dire ce qu'il y a devant la caméra). Or jusqu'à présent, tous les
documentaires/reportages français que j'ai pu voir sur la Corée du Nord (dont Corée du Nord, la grande illusion ;
le reportage d'Enquête exclusive ou
encore le film de Karl Zéro) n'hésitaient pas à sacrifier le sujet filmé à la bonne cause de leur film. Ce qui est
laissé pour compte par le régime comme par ces reportages, ce sont les Nord-Coréens :
relégués à jouer les figurants du « rêve pyongyangien » qui n'est pas
incarné par des stars auréolées de lumière mais par des anonymes remplaçables
(le visage des guides est d'ailleurs flouté à l'image sur ordre du régime), ils
occupent une place extrêmement ambigüe à l'image. Ils sont présentés comme des
victimes (de l'oppression, de la faim, de la maladie, bref, des grands maux)
mais de façon tout à fait abstraite et à condition d'être pris en groupe :
ce sont les personnes au loin qui sont là-bas tout au fond de l'image. Dès
qu'ils apparaissent individuellement à l'écran, leur statut est tout de suite
plus problématique donnant un ton presque schizophrénique à ces reportages :
à chaque fois qu'un Nord-Coréen ne figure
plus et se met à parler, c'est
évidemment pour réciter le même texte bien appris, imposé par le régime, ce que
ne manque pas de commenter la voix off. De ce qu'ils pensent vraiment, nous ne pourrons rien savoir.
Mais qu'attend-on d'eux au juste ? A
priori, pas grand chose : ils ont été conviés à un casting dont les dés
sont pipés. Ils ont joué leurs rôles mais nous savions, en bons non-dupes que
nous sommes, qu'ils ne convaincraient pas, qu'ils pouvaient toujours parler. Ou bien, c'est là
l'hypothèse perverse, on espérait que quelque chose se passe, que le masque se
fissure, que les marionnettes faillissent à jouer leur rôle, ce que le régime
ne leur pardonnerait pas. Dans les deux cas, la caméra épouse la cause du
régime en étant un fusil de plus posé sur leur tempe : elle vérifie (qu'ils
disent bien ce qu'on leur a demandé de dire), surveille (que ce discours n'a
pas changé) et suspecte (cet enfant Nord-Coréen serait-il un
« collabo » ?). Pas un seul instant, elle ne se met à leur place et ne leur accorde le
bénéfice du doute : que derrière ces masques se cachent peut-être des
êtres humains.
Il va de soi que ces reportages ne sont pas
faits pour « dénoncer » la dictature nord-coréenne et encore moins pour
en savoir plus sur la souffrance des Nord-Coréens mais représentent plutôt des
pamphlets « contre » tout ce qui ne serait pas « de notre
côté ». Dans le reportage immonde d'Enquête
exclusive, le commentateur indique d'ailleurs que le pays manque
d'infrastructure, notamment de transports en communs et qu'il n'y a même pas,
s'indigne-t-il, de publicité. Le discours se retourne donc comme un gant : il
ne s'agit même plus d'un plaidoyer rance « contre » l'autre (car
l'autre n'existe pas) mais de l'apologie pure et simple de la société de
consommation, qui n'est rien moins qu'une autre forme de totalitarisme. Ces
reportages sur la Corée du Nord sont en réalité une véritable aubaine pour les
annonceurs, en faisant passer la consommation pour l'exercice d'une liberté.
C'est là un bien triste constat : une fois libéré de ses chaînes, l'homme
s'empresse d'en recréer de nouvelles.
Sara Ri
[1] L'autre raison, qui est la raison principale,
est l'autocensure c'est-à-dire la volonté de ne pas s'écarter d'un discours
consensuel.
[2] Le nombre de chaînes de télé ne cesse
d'augmenter : il y a donc de plus en plus de cases à programmer mais pas
beaucoup plus de contenu. On assiste donc à un phénomène étrange, qui est la
multiplication du même contenu et sa répartition sur différentes chaînes qui
diffusent en permanence les mêmes programmes.