La Mythologie comme
scénario
Iron Man 3 me
confirme à quel point l'avènement de Marvel à Hollywood est ce qui
pouvait arriver de mieux à cette industrie de plus en plus
moribonde. Il faut se faire une raison : il n'y a plus de place
pour les auteurs là-bas, ils s'y sont tous fait dézinguer les uns
après les autres. On va me dire qu'il y a encore des singularités
dans ce cinéma, des signatures, des styles. C'est vrai, mais ce ne
sont que les signes de l'auteurisme, une mise à profit du maniérisme
formel pour mieux pallier à l'absence de discours, des moulinets
dans le vent... Alors, quand un cinéma n'a plus rien à dire et plus
personne pour parler, il ne lui reste qu'une voie de salut : la
mythologie, dont la particularité est d'être
autonome, d'être sa propre source d'inspiration, de contenir sa propre
morale. Marvel est l'un de ces pourvoyeurs de Mythologie (comme le
fut Disney, qui a racheté Marvel et Lucasfilm, autre machine à
créer du Mythe, comme par hasard). Son univers a été entretenu
dans un souci d’homogénéité et de cohérence, les personnages y
cohabitent sans anomalie, suivant inlassablement la ligne de conduite
qu'on leur a défini. En ce sens, Marvel est très proche de Disney :
on ne verra jamais Mickey flinguer des zombies au bazooka comme on ne
verra jamais Spider-man gagner de l'argent en bourse. C'est la grande
différence avec DC Comics dont les personnages (Superman, Batman,
Flash etc.) ont été créés indépendamment les uns des autres puis
réunis sous la même bannière après diverses acquisitions
commerciales et tarabiscotages scénaristiques, où chacun y est allé
de son petit grain de sel. D'où un univers plus boiteux mais propice
à la réinterprétation. On peut refaire Batman à toutes les
sauces : pulp, kitsch, gay,
gothique, cartoon etc. Spider-man, lui, reste le même
quoiqu'il arrive. Comparez les reboots de Batman
et Spider-man. Dans le premier cas, entre le film de Burton
(Batman, 1989) et
celui de Nolan (Batman Begins, 2005),
vous avez deux visions distinctes d'un même mythe, aussi différentes
que le jour et la nuit. Dans le second, le film de Marc Webb (The
Amazing Spider-man, 2012)
ressemble à un remake chichiteux et mou du film de Sam Raimi
(Spider-man, 2001),
tous deux très proches du comic book, ne s'éloignant pas des
fondements du mythe. Bref.
Tout ça pour dire que la
force de la saga Iron Man provient de ce qu'elle puise et
exacerbe dans le riche matériau de base. Si bien que même Jon
Favreau, acteur sympathique mais réalisateur limité et sans
intérêt, est soudain capable de réaliser parmi les meilleurs
blockbusters du moment. Ôtez lui cette mythologie et il retombe
totalement à plat (Cow-boy vs Envahisseurs). Et le contrôle
du studio Marvel sur ses franchises n'y est pas étranger. Sa gestion
consiste à veiller à ce que leurs héros soient développés selon
leurs caractéristiques propres et éviter les traitements paresseux
du type Green Lantern (Martin Campbell, 2011) ou les Fantastic
Four (Tim Story, 2005 et 2007), qui commettent l'erreur de
considérer le super-héros avant tout comme un super-pouvoir,
de ne les résumer qu'à ça. En l'occurrence, l'histoire de Iron Man
n'est pas simplement celle d'un homme en armure hi-tech qui
dézingue des terroristes, mais celle d'un enfant pourri-gâté et génie
industriel surdoué dont le pire ennemi n'est autre que lui-même. Le
cynisme de Tony Stark cache son angoisse profonde d'affronter une
réalité qu'il fuit par tous les moyens : le luxe, la frime,
l'alcool, les filles et - surtout - son armure. En ce sens, Stark,
mélange entre Howard Hugues et Thomas Edison, renvoie l'Amérique
industrielle à son protectionnisme et au comportement
autodestructeur qu'induit le repli sur soi. Dans The Avengers,
poussé par ses compères superhéroïques, Stark fait l'expérience
de l'héroïsme, c'est-à-dire du dépassement et du sacrifice (en
pénétrant un vortex). L'idée géniale de Iron Man 3 c'est
de prendre en compte ce début d'évolution et d'en faire un essai
pas totalement transformé. Le vortex, soit un trou (donc un manque),
a mis à nu l'angoisse de Stark, qui se manifeste ici sous forme de
crises de panique. Il ne dort plus et se réfugie maladivement dans
sa passion : son armure, dont il a créée pas moins de 45
modèles ! C'est dans cette posture obsessionnelle et une certaine fragilité que les conséquences de son cynisme lui
reviennent en pleine poire : un scientifique qu'il a humilié
une décennie auparavant, associé à un super-terroriste, a mis au
point une formule qui créé des surhommes capables d'affronter à
mains nues l'armure d'Iron Man.
Je suis Tony Stark
Dans chaque épisode,
Stark a dû affronter un double de lui-même, qu'il soit négatif
(Ivan Vanko) désublimé (Justin Hammer) ou idéalisé (Obadiah
Stane). On voit là ce qui fait à la fois l'intérêt mais aussi la
limite de la saga : tout tourne autour de Tony Stark, tout nous
renvoie à lui - là où les Batman de Nolan (réalisateur peu doué
pour le symbolique) avaient l'immense mérite de (tenter de) faire
exister tous les personnages (même si télévisuellement plutôt
qu'esthétiquement, c'est-à-dire par le biais du scénario et en
allongeant la durée du film), et d'inscrire Bruce Wayne dans un
monde sur lequel il influe mais dont il n'est pas le centre de
gravité. Mais l'altérité dans l'univers de Stark est introduite,
de fait, dans The Avengers, et se prolonge dans ce troisième
film puisque, séparé de son armure - seul rempart contre le monde -
il doit, comble de sa phobie, composer avec les autres, se frotter à
un peu d'aliénation et se confronter à leur désir : celui de
voir en lui un héros (le jeune Harley), un patriote (Rhodes) ou un
mari (Pepper). Défi complexe qui l'oblige à contenir ses pulsions :
lors d'une scène au début du film, tandis qu'il rêve du vortex
dans un sommeil agité, sa femme tente de l'apaiser quand elle se
fait agresser par l'armure. Censée protéger Stark contre ce qui
pourrait lui nuire, l'armure s'indexe sur son inconscient, s'en
prenant à ce qui lui fait peur tout en le révélant, ici Pepper.
C'est là que se situe l'enjeu du film : accepter l'autre,
comprendre qu'il faut aussi composer avec lui, faire de la faiblesse
que provoque nos sentiments, une force. Enjeu un peu bébête mais
qui peut donner naissance, en plein fatras spectaculaire, à des
passages assez beaux. En plein assaut terroriste dans sa demeure, il
fait revêtir à Pepper son armure pour la protéger avant que, ainsi
parée, elle ne le protège à son tour, extériorisant son image du
moi (l'armure), l'obligeant à lui faire face. « Je suis
Iron Man » claironne-t-il depuis le premier film, mais
Iron Man, prend-il conscience, n'est pas nécessairement « moi ».
C'est ce qu'il doit admettre dans ce film-ci. Son armure y est
brinquebalante, déchargée, instable, vole en morceau. Il y est de
moins en moins à l'aise (voir la scène où il tente de descendre
des escaliers sans se vautrer). Sa vision idéalisée de lui-même
s'effrite. Dans un final extraordinaire, Stark passe d'armure en
armure qui se détruisent toutes les unes après les autres, jusqu'à
leur explosion totale sous forme de feu d'artifice (bouquet final
qu'il offre à Pepper). Définitivement débarrassé de l'armure, il
est sans ressource et n'est donc plus le vecteur de la fiction. Il
est alors prêt, l'histoire ne dépendant plus de lui, à accueillir
le Deus Ex Machina qui l'affranchit d'Iron Man : Pepper
le sauve in-extremis une fois de plus mais sans armure cette fois-ci.
En observant lors d'un plan touchant le casque fissuré d'Iron-man,
Stark constate ce qu'il a toujours tenté de dissimuler, à lui et au
monde : sa vulnérabilité. Ses
failles le définissent et à travers elles, il se trouve
enfin. Un super-héros n'existe cinématographiquement que dans ses
paradoxes.
Je ne voudrait pas
minimiser l'apport de Shane Black, dont il a été peu question
jusqu'ici, sur la réussite du film. L'humour à contre-courant, les
punchlines percutantes, le récit très orienté pulp,
et la thématique du subterfuge qui conduit toute l'intrigue (le
traitement aussi génial que profane du Mandarin) : tout cela,
il est évident qu'on le lui doit. Mais j'aurai du mal, malgré tout,
à y voir un quelconque travail d'auteur, voire même d'artisan.
C'est, comme Wehdon, Nolan et les autres, un entertainer doué,
un chimiste méticuleux qui sait manier les ingrédients de
l'histoire. Le filmage reste sommaire, les relations entre les
personnages patinent parfois, certaines articulations du récit sont
maladroites et le jeu de Downey Jr. est de plus en plus schématique.
C'est le prix à payer de ses fictions « autonomes », de
ce cinéma sans cinéaste : ce qu'il gagne en efficacité
narrative et en richesse psychologique, il le perd en personnalité.
Hollywood, avec ce nouveau genre qu'est le film de Super-héros et
qui l'a fait définitivement basculer du côté de la Mythologie,
fonctionne de la même façon que la télévision et ses séries, où
un projet correctement mis sur les rails décolle de lui-même,
emportant tout le monde dans son emballement : comédiens,
réalisateurs, scénaristes... Il faut s'en contenter. À une
époque où le cinéma hollywoodien, tout style confondu, est de plus
en plus inconsistant, le film de Super-héros a un mérite immense :
celui de replacer l'humain au centre de ses récits pyrotechniques*.
Parce qu'il ne peut, dans le fond, raconter qu'une seule histoire :
celle d'un homme face à ses névroses.
Matthieu Santelli
* À
l'opposé, par exemple, de Pacific Rim, film considéré
« d'auteur » par certains, où l'humain y est plus
encombrant qu'autre chose