« Homme, ne te
mets pas au-dessus des animaux. », Dostoïevski, L'Idiot.
Bresson était et restera un cinéaste à part, un véritable
auteur. C'est-à-dire un cinéaste ayant élaboré une esthétique singulière reposant
sur des règles qui lui étaient propres[1] et qui
n'étaient vraies que pour lui (sa morale). Rien à voir donc,
avec ce qu'on appelle le cinéma d'Auteur actuel qui compte très peu d'auteurs
et qui aurait plutôt tendance à les écarter dès le départ, par un mécanisme de
financement du cinéma qui, bien que
pétri de « bonnes intentions », est en réalité un système de censure visant
à normaliser la création. Il y a peu de professions moins libres que celle de
cinéaste, puisque le financement décide de tout. En triomphant, la politique
des auteurs est devenue un dogme et comme tout dogme, a fini par être employée à
mauvais escient : la politique des auteurs n'avait de sens que lorsqu'elle
était en mouvement, c'est-à-dire lorsqu'elle luttait pour défendre des
cinéastes qui méritaient d'être reconnus (notamment Lang, Ford et Hawks), ce
qui impliquait aussi de lutter contre
un certain type de cinéma (la QF). Aujourd'hui, la politique des auteurs sert plutôt
à défendre les intérêts (les privilèges) de ceux qui sont déjà installés, à ne
surtout pas bouger, à reproduire le même cinéma à sujet social, bon à laver les
consciences, « un CINÉMA contrôlé par l'intelligence, n'allant pas plus
loin »[2].
L'inverse du cinématographe de
Bresson.
Quel est le statut de Bresson aujourd'hui ? S'il est
adulé par une partie des cinéphiles, beaucoup ne voient en lui qu'un signe
distinctif de leur propre cinéphilie et l'amour porté à ses films se double souvent
d'un snobisme non feint. Comme Marie, Mouchette ou Gérard, les cinéphiles ont
fini par aimer l'autre pour ce que l'autre leur renvoyait d'eux-mêmes (mais l'autre est
infiniment remplaçable, il peut être n'importe qui) et sont en ce sens
typiquement bressoniens. Parallèlement, le décalage s'est aussi creusé entre Bresson
et le reste de la production audiovisuelle (cinéma et télévision confondues et
se confondant), ce qui a éloigné ses films du public au sens large à qui on a
tout de suite fait comprendre que Bresson n'était pas pour lui. Pourtant, les
films de Bresson ne sont pas réservés à une élite : même si ses films ne
sont pas « grand public »[3], ils s'adressent
à chacun d'entre nous. Comme l'a dit
Godard au moment de la sortie du film, Au
hasard Balthazar est un film que les gens qui ne vont jamais au cinéma devraient
aller voir. Car les films de Bresson ne sont ni inaccessibles, ni compliqués,
ni ennuyeux ; ils sont différents. Incroyablement différents. De toute la
production audiovisuelle passée, présente et, gageons-le, future. Or, le
spectateur de cinéma et a fortiori de télévision est en général trop habitué a
un certain type de récit, d'images, de jeu d'acteurs (qui ont fini par être
toujours plus ou moins les mêmes) pour accepter le cinématographe de Robert
Bresson. L'habitude est une chaîne puissante : selon Dostoïevski c'est
aussi la lâcheté de l'homme qui est capable de s'habituer à tout, c'est-à-dire,
bien souvent, au pire. Car les (beaux) discours ne servent à rien : ils ne
prêchent que des convaincus et ne font qu'enfermer définitivement l'auteur dans
la catégorie des « films du devoir », ceux que l'on regarde avec
ennui. Essayer de forcer quelqu'un à aimer un film serait la pire des
choses ; il n'y à qu'à voir comment l'école (et l'hypocrisie des adultes)
a réussi à dégoûter les enfants de la lecture.
Bresson était conscient de la place qu'il occupait dans le
PAF français et en souffrait énormément, à la fois à cause de la difficulté
qu'il avait à trouver des financements mais également parce que ce décalage
trop grand entre son œuvre et la majorité des films produits à l'époque
l'empêchait de toucher les spectateurs, ce dont il se désespérait. Il a
pourtant poursuivi son œuvre avec constance, en recherchant à répondre cinématographiquement et singulièrement aux questions qui le travaillaient. Sa foi pour le
cinématographe n'a jamais faibli. Au
hasard Balthazar est sans doute son film le plus personnel et marque un
tournant dans ses films qui deviennent de plus en plus sombres mais qui ne
seront jamais dénués de grâce (pas de cynisme chez Bresson). Le film décrit le
parcours d'un âne, de sa jeunesse à sa mort en traversant toutes les étapes de
la vie : « l'enfance, les caresses ; l'âge mûr, pour l'homme et
pour l'âne, le travail ; ensuite et enfin, la période mystique qui précède
la mort. » Le parcours de Bresson est en fait assez proche de celui de
Balthazar (parce que, comme le dit Bresson, « tout se ressemble dans une
vie ») et on lui réserve aujourd'hui l'adoration que l'on voue aux saints
une fois qu'ils sont morts.
Mais si les films de Bresson n'ont jamais vraiment
« rencontré leur public » c'est peut-être aussi tout simplement parce
que ce public idéal n'existe pas. Qu'importe car ce qui compte, c'est comment
des individus pris isolément pourront un jour dans leur cheminement
« rencontrer » (ou non) un film de Bresson, comme Michel dans
Pickpocket et le « drôle de chemin » qu'il lui aura fallu prendre
pour arriver jusqu'à Jeanne. À vrai dire, cela tient presque du miracle :
c'est d'ailleurs ce cheminement qu'enregistre Bresson, le cheminement de la vie
qui est une combinaison singulière et unique de prédestinations et de hasards.
Il y a plus ou moins deux tendances au cinéma : les
films qui reposent sur le hasard et ceux qui reposent sur le destin. Dans les
uns, les personnages sont toujours « victimes » des évènements qui
arrivent (la fatalité), bons ou mauvais, tandis que dans les autres, les
personnages « accomplissent » leur destinée de personnages. Le
cinématographe de Robert Bresson s'écarte radicalement de ces deux tendances. Contrairement
à la majorité des films existants, le hasard et le destin ne sont pas chez lui
de simples rouages scénaristiques (ses vieilles ficelles), ce sont le sujet
même de ses films qui restituent ce que la vie peut avoir d'arbitraire. Dans Au hasard Balthazar, Bresson filme la
vie d'un âne, de la même façon qu'il filme celle de Jeanne d'Arc, Mouchette ou
Yvon, c'est-à-dire avec une grande équité que seule l'indifférence de la caméra
rendait possible : « Même les vies les plus simples et les plus
plates ressemblent à une autre vie, d'un autre homme. Mais avec des accidents,
des hasards différents... (...) Je suis sûr que nous sommes environnés de
gens de talent et de génie, j'en suis sûr, mais le hasard de la vie... Il faut
tellement de coïncidences pour qu'un homme arrive à profiter de son
génie. »[4]
[1] « Se forger des lois de fer, ne serait-ce que
pour leur obéir ou désobéir difficilement. », Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Gallimard, 1988, p. 120
[3] La télévision a imposé des émissions médiocres
prétextant que c'était le public qui le voulait. De son côté, le public regarde
la télé par défaut, « faute de mieux ». La responsabilité est
évidemment partagée.