vendredi 31 mai 2013

Tom Dicillo, un vrai cinéaste.




Il s'en est fallu de peu pour que l'on passe à côté de Delirious : c'était en 2007 et le nom de Dicillo m'était vaguement familier, appartenant à l'époque au nombre des cinéastes dont je n'avais vu aucun film tout en en ayant « entendu parler » (Ca tourne à Manhattan, 1994 -image d'illustration- est son film le plus connu). Il faut dire que dans l'agenda des sorties, il y a toujours eu une nette distinction entre les films « dont on parle » et ceux dont on ne parle pas ou peu et cela même si le film a bénéficié d'une « bonne critique » (ce qui fut le cas de Delirious). On peut toujours penser que le spectateur a « quand même » le choix mais les dés sont souvent pipés : entre deux films qui ont pour moi le même intérêt potentiel, je me suis rendu compte que je finissais toujours par privilégier celui «dont on parle » justement pour pouvoir en parler avec d'autres comme s'il garantissait en quelque sorte un lien social dont un bon film « dont on ne parle pas » m'aurait privé.

Delirious a donc été vu dans un contexte un peu particulier : ayant réalisé avec dépit que mon désir aussi était aliéné (!), j'ai voulu changer la donne en livrant « presque » tout à fait au hasard le choix du film. Bien que cela soit impossible (il y a Steve Buscemi et Michael Pitt dans le film, acteurs qui ne m'étaient pas inconnus), je ne pense pas que j'aurais vu ce film sans cette idée. J'eus la main heureuse cette fois-ci mais ce fut la seule et ces séances hasardeuses furent très vite abandonnées, constatant avec regret que les films « dont on ne parle pas » le sont souvent à raison. Cela dit, il ne servirait à rien non plus de rager sur le fait que Delirious, qui est vraiment un très beau film, soit plutôt passé inaperçu : en réalité Dicillo ne peut s'en prendre qu'à lui-même car en voyant le film il est évident qu'il refuse de jouer le jeu, ou alors il le joue mais à sa façon et d'une façon vraiment très personnelle. Ce jeu, c'est celui, très ancien, du spectacle et de son mythe (avec ses stars, ses agents de « com » et ses codes). Ce qui forme d'ailleurs son sujet : dans Delirious, Toby ,un sans-abri, devient une star, son passé de sans-abri devenant une preuve d'authenticité utilisée à des fins publicitaires. Film-star il ne pouvait donc pas l'être en ce qu'il ne vise pas à l'édification de son propre mythe. Cela ne veut pas dire que les films-stars sont nécessairement mauvais (ils ont au contraire des « qualités propres aux stars » comme le dit l'agent de Toby) mais il est aussi évident que les films qui ne jouent pas le jeu (de vendre leur image en plus de la produire) sont souvent frappés d'ostracisme.

C'est aussi en cela que Dicillo est un véritable héritier de la série B -non pas en ce qu'il recycle à son compte de mauvais scénarios- les siens sont au contraire remarquablement bien écrits -mais en ce qu'il ne cherche pas à faire des films édifiants (comme les récents Lincoln et Django Unchained) ni bêtifiants ce dont Dicillo n'hésite pas à se moquer en les parodiant : un film indé dans Ca tourne à Manhattan et sa séquence de rêve (avec un nain et une pomme !), un clip avec une danse presque pornographique dans Delirious ou encore un soap particulièrement gratiné dans Une Vraie blonde (1998). Parodie à vrai dire n'est pas le mot juste car il se contente simplement de reproduire (c'est à peine exagéré et parfois même en deçà de la réalité) ce qui est tous les jours livré sur nos écrans : il en montre simplement l'absurdité en n'épousant pas leurs codes et en se détachant du mythe qu'ils prétendent instituer. Cela n'est pas chose facile car si « la langue pense et poétise à notre place » comme le dit Klemperer, il ne sert à rien d'en ignorer les termes ni d'essayer de les prendre à revers (façon Stillman) puisque l'inverse d'un cliché nous y emprisonne tout aussi bien (c'est pair ou impair). Dicillo au contraire n'hésite pas à affronter les clichés, à les travailler et à s'en moquer avec une joie un peu vacharde sans mépris ni pitié (qui est une forme de mépris inversé). Et c'est aussi la quête de ses personnages qui sont pris dans des clichés malgré eux : dans Box of moonlight (1996), Al Fountain ne peut se dépêtrer de sa vie de petit chef monomaniaque, vie à laquelle il n'a jamais aspiré mais contre laquelle il ne s'est jamais révolté non plus.

Mais il ne s'agit en aucune façon d'un absolu vers lequel le personnage se doit d'aller comme si le film n'était que la preuve en images d'un dogme qui lui préexiste et auquel le spectateur devait se plier. Dicillo instaure au contraire une certaine distance qui fait que le personnage principal n'est pas le point de vue sur lequel le spectateur est obligé de s'aligner car la vérité que trouvent ses personnages, s'ils la trouvent, est une vérité pour eux (intersubjective dirait Lacan) et pas la même pour tous. En ce sens, la fin de ses film est toujours un peu « déceptive » car il n'y a pas de conclusion finale où nous communierions tous pour la même grande cause, ni quelqu'un qui viendrait in fine nous indiquer la route à suivre ni que penser, ce qui est semble être devenu le schéma type de la comédie américaine (notamment chez Apatow). Et si on ne s'identifie pas à un seul personnage, c'est qu'on peut en revanche s'identifier à chacun, et même à un personnage secondaire : c'est ce qui donne l'impression très forte de vie dans les films de Dicillo où chacun existe en dehors même de la direction où nous entraîne la fiction. Il y a quelque chose de très démocratique dans le fait que les personnages ne font pas nécessairement ce qu'on attend d'eux cinématographiquement parlant : en règle générale, les bodybuilders bodybuildent et les figurants figurent pendant que seuls les personnages principaux peuvent aspirer à être quelque chose en plus, comme si eux seuls avaient gagnés un droit de vivre cinématographique.

Ici il y a l'idée que chacun a la possibilité d'être humain (s'il le souhaite) voire d'être tout simplement ; même une starlette de soap peut soudain faire une déclaration d'amour sincère (Delirious) et il n'est pas rare de voir, au détour d'un mouvement de caméra, un figurant bodybuildé faire passer le temps en jouant avec du sable (Une vraie blonde) sans que cela ne soit immédiatement rentabilisé par la fiction. Cela aussi vient de la série B, cette façon de « dépenser » ses idées sans compter, d'avoir une vraie joie à « faire un plan » et c'est peut-être ce qui manque le plus au cinéma aujourd'hui. Et c'est de cette façon, toute B qu'elle soit que Dicillo arrive à produire une vraie image (chose rare aujourd'hui) qui est arrachée à tous les déterminismes (social ou psychologique) et à tous les clichés (il lui redonne le sens qui avait été galvaudé), où soudain l'autre existe non pas par rapport à ce qu'il est mais par rapport à ce qu'il décide de devenir : c'est précisément le choix de Les Galantine à la fin de Delirious (je ne révèle rien, il faut voir cette fin).

Dicillo fait exactement l'inverse de ce qui est habituellement recommandé dans les manuels pour scénaristes : les comportements des personnages ne découlent pas de la « psycho-typo » des personnages mais c'est au contraire par leurs actes qu'ils s'affirment (en tant que conscience de). C'est pourquoi ses personnages (tous, même les seconds rôles) sont de moins en moins définis au fur et à mesure de l'avancée du film et de plus en plus complexes bien que cela soit aussi une question d'interprétation car il ne s'agit pas de révéler à la fin du film « la vérité vraie » de leur être mais bien plus de montrer une des interprétations possibles de ce qu'ils sont ou plutôt de ce qu'ils veulent être. D'ailleurs les personnages sont soumis à une réinterprétation constante au cours du film en fonction de leurs actes mais aussi en fonction du contexte qui parfois seul suffit à bouleverser l'ordre établi et offre une sorte de seconde chance aux personnages déjà jugés comme c'est le cas de Joe dans Une Vraie blonde, qui, en serveur nul et comédien relégué à faire de la figuration, ressasse inlassablement la même scène d'un film d'une façon un peu pathétique mais une fois sur scène le même texte prend une toute autre dimension et transforme le pathos en émotion.

C'est en cela, je crois, que Dicillo se différencie le plus de cinéastes comme les Coen ou Tarrantino, qui ont tendance à prononcer des jugements définitifs (Burn after reading, 2008), qui se complaisent à montrer la bêtise humaine et qui en font même leur fond de commerce. Même si cela donne parfois de bons films (comme Fargo, 1996, par exemple), il faut aussi dire que cela met le spectateur à une drôle de place : écrasé par des stars qui incarnent des imbéciles qu'il regarde de haut, il est difficile d'établir aujourd'hui, au cinéma comme ailleurs, une relation à l'autre qui ne serait qu'équitable. Or, c'est justement pour moi le travail que doit accomplir un cinéaste et ce que fait Dicillo en ayant une croyance indéfectible en l'autre (en ce qu'il peut devenir), car chaque personnage dans ses films peut faire preuve de dignité, avoir un moment de grandeur, même un personnage a priori bête. Et c'est aussi parce que les films de Dicillo sont vraiment personnels qu'ils n'ont pas besoin d'en étaler les signes avec virtuosité : il ne cherche pas à se différencier à tout prix (en négatif) en se désolidarisant de ses personnages et ne les sacrifie pas sur l'autel de son propre mythe. C'est sa limite morale. En ce sens, Tom Dicillo est un cinéaste, un vrai.

Sara Ri