mercredi 30 décembre 2015

Le spectacle de masse



La dictature de Corée du Nord est a priori un sujet comme les autres, un sujet tel que les affectionne la télé, toujours prête à aller au bout du monde pour filmer le malheur des autres, s'en repaître et en ressortir grandie. La seule particularité de ce sujet est le peu d'images disponibles dont les reportages disposent qui, de ce fait, ne parviennent même pas à se différencier les uns des autres et à créer un semblant de diversité. Il faut dire que la Corée du Nord est l'un des pays les plus fermés qui soit : tout ce qui y entre ou en sort est contrôlé par le régime et cela vaut également (voire avant tout) pour les images. C'est l'une des raisons (mais pas la seule[1]) qui explique la ressemblance de tous ces reportages puisque ce qui est filmé est en réalité l'œuvre d'un seul, le dictateur lui-même. Chaque réalisateur n'est finalement là que pour filmer la mise en scène d'un autre, en variant les angles de prises de vue, en mettant plus ou moins en valeur le spectacle qui lui  est destiné, qui est pré-filmé, pré-monté, pré-pensé. Faire un reportage en Corée du Nord revient à mettre un commentaire off (toujours le même, qui est le discours officiel occidental) sur des images opaques, ne renfermant aucune autre vérité que celle du spectacle lui-même (qui est le discours officiel nord-coréen).

On se pose souvent la question de savoir comment filmer mais rarement celle de savoir pourquoi filmer comment si cette question était définitivement réglée, que la société de l'image dans laquelle nous vivions avait pour unique but de produire des images (bien plus que de les regarder, et encore moins d'y réfléchir) pour remplir les cases de programmation[2]. Mais en regardant il y a quelques jours un énième reportage sur la Corée du Nord, et en voyant ces mêmes parades, ces mêmes spectacles de masse, ces mêmes enfants voués à devenir ces mêmes adultes, je me suis dit qu'il valait mieux qu'il n'y ait pas du tout d'images plutôt que d'aller filmer à l'autre bout du monde seulement pour constater (avec soulagement) que rien n'avait changé, que la Corée du Nord était bel et bien une dictature et qu'il était bon de ne pas y vivre. Le sujet fait partie des axiomes auxquels se raccroche la télé (la télé n'aime pas le changement, elle y voit la possibilité d'un déclin) qui constituent autant de réservoirs de sujets recyclables (tout comme les accouchements, les TOC, l'Afrique) et qui ont avant tout pour fonction de rassurer le spectateur en lui donnant une image stable (d'un monde instable) en lui démontrant qu'il n'est pas si malheureux devant l'écran, d'être seulement un spectateur dans ce monde où le pire guette.

C'est pourquoi, à la limite, la question de savoir « comment filmer » ne se pose même plus puisque le sujet est déjà « dans la boîte » avant d'avoir posé les pieds sur le sol nord-coréen. Le déplacement  n'est alors plus qu'une simple formalité afin d'aller chercher les images qui pourraient venir illustrer ces conclusions toutes faites. En théorie, la dictature nord-coréenne paraît être un sujet facile à traiter sur le plan moral puisque la dictature est l'incarnation du mal absolu (eux) qui va à l'encontre de la démocratie du bien (nous). Seulement, dans les faits, c'est plus difficile à prouver. On voit bien que les journalistes partent avec l'idée tautologique de « prouver » que la Corée du Nord est une dictature, s'empêchant dès lors de voir le peu qu'il y aurait à filmer là-bas (la censure la plus forte est l'autocensure), orientant les images en usant d'un vieux procédé malhonnête consistant à dire absolument ce que l'on veut en commentaire off sur des images montées à la truelle. Le pire, c'est que ce tour de passe-passe n'arrive même pas à faire illusion tout simplement parce qu'on ne peut pas dénoncer le totalitarisme en employant les mêmes procédés. Le journaliste se retrouve coincé à son propre piège et ne sait plus très bien quelle position adopter et s'il est tenté à l'idée d'accuser et d'acculer l'ennemi, une fois sur place il n'y a en fait personne à accuser. Seulement une statue à laquelle il doit faire allégeance, des guides et des figurants venus débiter leur texte pour la caméra. D'où un comportement étrange mi-compatissant, mi-agressif.

Il y a deux types de sujet dans un documentaire : le sujet du film (là où on veut en venir, la thèse pour dire ça vite) et le sujet qu'on filme (qui peut être, une personne, un pays, un animal, c'est-à-dire ce qu'il y a devant la caméra). Or jusqu'à présent, tous les documentaires/reportages français que j'ai pu voir sur la Corée du Nord (dont Corée du Nord, la grande illusion ; le reportage d'Enquête exclusive ou encore le film de Karl Zéro) n'hésitaient pas à sacrifier le sujet filmé à la bonne cause de leur film. Ce qui est laissé pour compte par le régime comme par ces reportages, ce sont les Nord-Coréens : relégués à jouer les figurants du « rêve pyongyangien » qui n'est pas incarné par des stars auréolées de lumière mais par des anonymes remplaçables (le visage des guides est d'ailleurs flouté à l'image sur ordre du régime), ils occupent une place extrêmement ambigüe à l'image. Ils sont présentés comme des victimes (de l'oppression, de la faim, de la maladie, bref, des grands maux) mais de façon tout à fait abstraite et à condition d'être pris en groupe : ce sont les personnes au loin qui sont là-bas tout au fond de l'image. Dès qu'ils apparaissent individuellement à l'écran, leur statut est tout de suite plus problématique donnant un ton presque schizophrénique à ces reportages : à chaque fois qu'un Nord-Coréen ne figure plus et se met à parler, c'est évidemment pour réciter le même texte bien appris, imposé par le régime, ce que ne manque pas de commenter la voix off. De ce qu'ils pensent vraiment, nous ne pourrons rien savoir.

Mais qu'attend-on d'eux au juste ? A priori, pas grand chose : ils ont été conviés à un casting dont les dés sont pipés. Ils ont joué leurs rôles mais nous savions, en bons non-dupes que nous sommes, qu'ils ne convaincraient pas, qu'ils pouvaient toujours parler. Ou bien, c'est là l'hypothèse perverse, on espérait que quelque chose se passe, que le masque se fissure, que les marionnettes faillissent à jouer leur rôle, ce que le régime ne leur pardonnerait pas. Dans les deux cas, la caméra épouse la cause du régime en étant un fusil de plus posé sur leur tempe : elle vérifie (qu'ils disent bien ce qu'on leur a demandé de dire), surveille (que ce discours n'a pas changé) et suspecte (cet enfant Nord-Coréen serait-il un « collabo » ?). Pas un seul instant, elle ne se met à leur place et ne leur accorde le bénéfice du doute : que derrière ces masques se cachent peut-être des êtres humains.

Il va de soi que ces reportages ne sont pas faits pour « dénoncer » la dictature nord-coréenne et encore moins pour en savoir plus sur la souffrance des Nord-Coréens mais représentent plutôt des pamphlets « contre » tout ce qui ne serait pas « de notre côté ». Dans le reportage immonde d'Enquête exclusive, le commentateur indique d'ailleurs que le pays manque d'infrastructure, notamment de transports en communs et qu'il n'y a même pas, s'indigne-t-il, de publicité. Le discours se retourne donc comme un gant : il ne s'agit même plus d'un plaidoyer rance « contre » l'autre (car l'autre n'existe pas) mais de l'apologie pure et simple de la société de consommation, qui n'est rien moins qu'une autre forme de totalitarisme. Ces reportages sur la Corée du Nord sont en réalité une véritable aubaine pour les annonceurs, en faisant passer la consommation pour l'exercice d'une liberté. C'est là un bien triste constat : une fois libéré de ses chaînes, l'homme s'empresse d'en recréer de nouvelles.




Sara Ri



[1] L'autre raison, qui est la raison principale, est l'autocensure c'est-à-dire la volonté de ne pas s'écarter d'un discours consensuel.
[2] Le nombre de chaînes de télé ne cesse d'augmenter : il y a donc de plus en plus de cases à programmer mais pas beaucoup plus de contenu. On assiste donc à un phénomène étrange, qui est la multiplication du même contenu et sa répartition sur différentes chaînes qui diffusent en permanence les mêmes programmes.

lundi 26 octobre 2015

Autour de Balthazar



« Homme, ne te mets pas au-dessus des animaux. », Dostoïevski, L'Idiot.


Bresson était et restera un cinéaste à part, un véritable auteur. C'est-à-dire un cinéaste ayant élaboré une esthétique singulière reposant sur des règles qui lui étaient propres[1] et qui n'étaient vraies que pour lui (sa morale). Rien à voir donc, avec ce qu'on appelle le cinéma d'Auteur actuel qui compte très peu d'auteurs et qui aurait plutôt tendance à les écarter dès le départ, par un mécanisme de financement du cinéma qui,  bien que pétri de « bonnes intentions », est en réalité un système de censure visant à normaliser la création. Il y a peu de professions moins libres que celle de cinéaste, puisque le financement décide de tout. En triomphant, la politique des auteurs est devenue un dogme et comme tout dogme, a fini par être employée à mauvais escient : la politique des auteurs n'avait de sens que lorsqu'elle était en mouvement, c'est-à-dire lorsqu'elle luttait pour défendre des cinéastes qui méritaient d'être reconnus (notamment Lang, Ford et Hawks), ce qui impliquait aussi de lutter contre un certain type de cinéma (la QF). Aujourd'hui, la politique des auteurs sert plutôt à défendre les intérêts (les privilèges) de ceux qui sont déjà installés, à ne surtout pas bouger, à reproduire le même cinéma à sujet social, bon à laver les consciences, « un CINÉMA contrôlé par l'intelligence, n'allant pas plus loin »[2]. L'inverse du cinématographe de Bresson.

Quel est le statut de Bresson aujourd'hui ? S'il est adulé par une partie des cinéphiles, beaucoup ne voient en lui qu'un signe distinctif de leur propre cinéphilie et l'amour porté à ses films se double souvent d'un snobisme non feint. Comme Marie, Mouchette ou Gérard, les cinéphiles ont fini par aimer l'autre pour ce que l'autre leur renvoyait d'eux-mêmes (mais l'autre est infiniment remplaçable, il peut être n'importe qui) et sont en ce sens typiquement bressoniens. Parallèlement, le décalage s'est aussi creusé entre Bresson et le reste de la production audiovisuelle (cinéma et télévision confondues et se confondant), ce qui a éloigné ses films du public au sens large à qui on a tout de suite fait comprendre que Bresson n'était pas pour lui. Pourtant, les films de Bresson ne sont pas réservés à une élite : même si ses films ne sont pas « grand public »[3], ils s'adressent à chacun d'entre nous. Comme l'a dit Godard au moment de la sortie du film, Au hasard Balthazar est un film que les gens qui ne vont jamais au cinéma devraient aller voir. Car les films de Bresson ne sont ni inaccessibles, ni compliqués, ni ennuyeux ; ils sont différents. Incroyablement différents. De toute la production audiovisuelle passée, présente et, gageons-le, future. Or, le spectateur de cinéma et a fortiori de télévision est en général trop habitué a un certain type de récit, d'images, de jeu d'acteurs (qui ont fini par être toujours plus ou moins les mêmes) pour accepter le cinématographe de Robert Bresson. L'habitude est une chaîne puissante : selon Dostoïevski c'est aussi la lâcheté de l'homme qui est capable de s'habituer à tout, c'est-à-dire, bien souvent, au pire. Car les (beaux) discours ne servent à rien : ils ne prêchent que des convaincus et ne font qu'enfermer définitivement l'auteur dans la catégorie des « films du devoir », ceux que l'on regarde avec ennui. Essayer de forcer quelqu'un à aimer un film serait la pire des choses ; il n'y à qu'à voir comment l'école (et l'hypocrisie des adultes) a réussi à dégoûter les enfants de la lecture.

Bresson était conscient de la place qu'il occupait dans le PAF français et en souffrait énormément, à la fois à cause de la difficulté qu'il avait à trouver des financements mais également parce que ce décalage trop grand entre son œuvre et la majorité des films produits à l'époque l'empêchait de toucher les spectateurs, ce dont il se désespérait. Il a pourtant poursuivi son œuvre avec constance, en recherchant à répondre cinématographiquement et singulièrement aux questions qui le travaillaient. Sa foi pour le cinématographe n'a jamais faibli. Au hasard Balthazar est sans doute son film le plus personnel et marque un tournant dans ses films qui deviennent de plus en plus sombres mais qui ne seront jamais dénués de grâce (pas de cynisme chez Bresson). Le film décrit le parcours d'un âne, de sa jeunesse à sa mort en traversant toutes les étapes de la vie : « l'enfance, les caresses ; l'âge mûr, pour l'homme et pour l'âne, le travail ; ensuite et enfin, la période mystique qui précède la mort. » Le parcours de Bresson est en fait assez proche de celui de Balthazar (parce que, comme le dit Bresson, « tout se ressemble dans une vie ») et on lui réserve aujourd'hui l'adoration que l'on voue aux saints une fois qu'ils sont morts.

Mais si les films de Bresson n'ont jamais vraiment « rencontré leur public » c'est peut-être aussi tout simplement parce que ce public idéal n'existe pas. Qu'importe car ce qui compte, c'est comment des individus pris isolément pourront un jour dans leur cheminement « rencontrer » (ou non) un film de Bresson, comme Michel dans Pickpocket et le « drôle de chemin » qu'il lui aura fallu prendre pour arriver jusqu'à Jeanne. À vrai dire, cela tient presque du miracle : c'est d'ailleurs ce cheminement qu'enregistre Bresson, le cheminement de la vie qui est une combinaison singulière et unique de prédestinations et de hasards.

Il y a plus ou moins deux tendances au cinéma : les films qui reposent sur le hasard et ceux qui reposent sur le destin. Dans les uns, les personnages sont toujours « victimes » des évènements qui arrivent (la fatalité), bons ou mauvais, tandis que dans les autres, les personnages « accomplissent » leur destinée de personnages. Le cinématographe de Robert Bresson s'écarte radicalement de ces deux tendances. Contrairement à la majorité des films existants, le hasard et le destin ne sont pas chez lui de simples rouages scénaristiques (ses vieilles ficelles), ce sont le sujet même de ses films qui restituent ce que la vie peut avoir d'arbitraire. Dans Au hasard Balthazar, Bresson filme la vie d'un âne, de la même façon qu'il filme celle de Jeanne d'Arc, Mouchette ou Yvon, c'est-à-dire avec une grande équité que seule l'indifférence de la caméra rendait possible : « Même les vies les plus simples et les plus plates ressemblent à une autre vie, d'un autre homme. Mais avec des accidents, des hasards différents... (...) Je suis sûr que nous sommes environnés de gens de talent et de génie, j'en suis sûr, mais le hasard de la vie... Il faut tellement de coïncidences pour qu'un homme arrive à profiter de son génie. »[4]


Sara Ri





[1] « Se forger des lois de fer, ne serait-ce que pour leur obéir ou désobéir difficilement. », Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Gallimard, 1988, p. 120
[2] Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Gallimard, 1988, p.55.
[3] La télévision a imposé des émissions médiocres prétextant que c'était le public qui le voulait. De son côté, le public regarde la télé par défaut, « faute de mieux ». La responsabilité est évidemment partagée.
[4] Robert Bresson, Bresson par Bresson, Flammarion, 2013, p.188.