mercredi 5 décembre 2012

L'Emprise du Milieu


In Another Country (Da-Reun Na-Ra-e-Suh), Hong Sang-Soo, 2012


Le film ressemble en tous points à un film d'Hong Sang-Soo (un peu trop pour être vrai): on y retrouve les même « thèmes », les mêmes personnages pathétiques et désabusés, les mêmes scènes de beuverie, la même structuration du récit (tripartite avec des croisements et répétitions entre les segments), la même mise en abyme (des récits dans le récit). Mais étrangement, tous ces « mêmes » qui servent d'habitude de phares chez un auteur (comme celui que cherche désespérément Isabelle Huppert), qui font qu'on s'y repère et qu'on s'y sent « chez soi », donnent ici un sentiment de faux, de copie, d'avoir été trompé par un feu de Bengale (l'éclat du premier segment), presque un sentiment d'inquiétante étrangeté à force de ne pas y reconnaître l'objet aimé.

Pourquoi ce sentiment d'unheimlich ? Parce que le film est un simulacre. Cela montre la limite de la « méthode HSS » (écriture au jour le jour et combinaison d'éléments) comme celle de toute méthode même si celle-ci est faite d'improvisation parce que la méthode ne garantit jamais la fabrication d'un film mais seulement celle d'un produit (aussi bon soit-il). Pourtant, c'est une méthode qu'HSS a éprouvée au fil des films et qui fonctionne plutôt bien dans l'ensemble car elle permet au cinéaste de rester sur le qui-vive, de ne pas s'endormir sur un scénario bien ficelé (Oki's movie, 2010, construit sur cette méthode est d'ailleurs un film très vivant). Mais ce qui était au départ une façon de garder le désir intact (un « truc » de cinéaste ) est devenu un piège, une façon de répondre à la demande (du cinéma d'Auteur), celle qui porte sur son nom (et HSS n'est pas le seul à être happé par la demande). Dès qu'on en arrive là, il y a quelque chose de fondamentalement perverti dans l'acte de création et le cercle devient vicieux : Hong Sang-Soo fait des films d'Hong Sang-Soo. Il y a un HSS de trop en somme.

Le problème de la demande du cinéma d'Auteur, c'est que toute répétition mène au simulacre. Longtemps HSS a su se jouer de cette règle en faisant de la répétition (et de la variation) le principe même de ses films : dès ses premiers films, HSS trouve cette structure dramatique assez complexe où un segment est la variation d'un autre ou donne le point de vue d'un autre personnage de la même histoire. Ce qui était vraiment neuf, c'était l'image qu'il donnait de la Corée, qui était vraiment différente de tout ce qu'on avait pu voir jusqu'alors et qui formait ce que Daney appelait déjà la Qualité Coréenne. HSS a été le premier et peut-être le seul à avoir donné de la Corée une image quotidienne, « moyenne » et non-idéalisée, à n'avoir pas eu peur de la « nullité du réel » (aussi bien esthétique que dramatique), d'en avoir montrer l'hétérogénéité entre les néons blafards des love hotels et le luxe rococco des « cafés ».

Après La Vierge mise à nu par ses prétendants (2000), on sent pourtant que quelque chose a changé dans le cinéma d'HSS, que quelque chose a justement été défloré et qu'il ne pourra retrouver la grâce des débuts ce dont HSS est assez conscient pour amorcer un tournant dans son œuvre qui devient plus réflexive. Mais il introduit aussi des mouvements de caméras, systématise l'utilisation du zoom, et compense l'attrait de la nouveauté par une méthode d'écriture et de tournage moins rigide qui laisse de la place à l'aléatoire. Il trouve ainsi un équilibre (comme dans Woman on the beach, 2007) qu'il maintient jusqu'à Night and Day (2008), cherchant dans chaque film à renouveler et à repenser sa méthode de travail en fonction du récit. A partir des Femmes de mes amis (2009), la méthode est rodée et tourne toute seule. On sent d'ailleurs une certaine lassitude du cinéaste pour ses propres films et Oki's movie ne sera qu'une échappée vécue comme telle par HSS .

En un certain sens, on peut dire qu'HSS est allé au bout de sa démarche (qu'il boucle la boucle) et qu'il rencontre simplement le même problème que tous ces cinéastes qui se sont installés dans le confort d'une méthode de travail (ce qui ne sera peut-être qu'une passade) mais d'un autre côté il a également choisi de s'orienter vers la part la plus futile de son cinéma, celle qui tourne les personnages en ridicule alors qu'il s'était toujours attaché jusque là à en recueillir d'abord l'angoisse. Ce d'abord est peu de chose mais il change tout, à commencer par le rapport que le cinéaste entretient avec ses personnages : c'est la garantie morale que le personnage est bien un autre que le cinéaste prend en compte comme tel (à savoir comme altérité, comme fin) et pas seulement une marionnette destinée à amuser la galerie (un moyen) comme dans les films de la Qualité Coréenne.

Même si dans In another country il prend le parti de se diriger volontairement vers un récit extrêmement léger, il frôle dangereusement le positivisme (« Il suffit de peu pour voir la vie sous un angle joyeux » dit-il dans Les Cahiers) et cela ne fait que confirmer la prééminence de l'Auteur sur ses personnages qui refuse de les prendre au sérieux et en refoule l'angoisse. Au fil des films il affiche d'ailleurs un détachement et une distance de plus en plus grands vis-à-vis d'un récit de plus en plus conceptuel. Il ne s'agit pas d'un coup d'essai en ce qui concerne l'utilisation de cette structure segmentaire et abymée mais c'est bien la première fois que ces segments ne répondent pas au même monde fictionnel : ici Isabelle Huppert incarne trois personnages différents (une célèbre réalisatrice française, une bourgeoise adultère et une femme récemment divorcée) qui vivent plus ou moins la même histoire (une femme française cherche un phare et rencontre un garde-côte), mais ces trois histoires sont en fait alternatives et ne coexistent que dans un monde « méta », le petit monde du Cinéma. La présence d'Isabelle Huppert (qui est tout de même une star) n'est pas étrangère je pense à ce choix puisqu'il ne fait que répéter à l'intérieur du récit le problème auquel tout cinéaste est confronté face à une star : comment faire croire que cette actrice est ce personnage-ci alors qu'elle amène avec elle, en même temps que le financement du film, le poids de ses vies cinématographiques (parfois récemment) passées ? Le premier segment donnait une réponse crédible (Isabelle Huppert en réalisatrice célèbre), finalement très proche de la place que peut occuper Isabelle Huppert-la star en Corée alors que le deuxième et troisième segment font marche arrière et viennent nier la croyance en la fiction. C'est peut-être un simple jeu sur les formes (un exercice de style) mais il donne tout de même l'impression d'avoir été joué, qu'HSS se moque du spectateur (naïf) qui un instant y aurait cru (à cette rencontre, à cette fiction). Le film répète ainsi le mouvement entier de son œuvre qui s'est d'abord attaché à l'histoire d'une rencontre pour ensuite s'en détacher complètement car en la répétant, il ne fait que la singer en lui ôtant ce qu'elle pouvait avoir de singulier.

Ce qui était intéressant auparavant dans les films d'HSS, c'était le fait de donner tout simplement (trop simplement sans doute pour un certain public) un autre point de vue de la même histoire même s'il fallait pour cela changer de personnage principal qui était relégué à n'être que le témoin passif d'un deuxième segment, parfois même à n'être qu'un figurant (Le Jour où le cochon est tombé dans le puits, 1996). Dans In another country, c'est très différent, puisque d'un segment à l'autre (qui sont des variations presque des gammes) on ne se pose pas la question du devenir des personnages, et c'est là que le bât de la conceptualisation blesse qui, prenant le pas sur la fiction, nous laisse soudain indifférents à l'autre. C'est cette indifférence de cinéaste désabusé qui marque une vraie rupture avec ses premiers films comme si le Milieu (du cinéma) l'avait récupéré. Evidemment, il est très difficile de maintenir une image qui serait dans la moyenne c'est-à-dire ni inférieure à la réalité (la médiocrité façon TF1), ni supérieure à la réalité (le cinéma d'Auteur) car le Milieu du cinéma qui est une sorte de mafia des images, récupère tout (elle réquisitionne) et égalise tout par le milieu (et non par la moyenne). Le problème qui se pose aujourd'hui c'est que ceux qui font des films (et ceux qui les critiquent aussi) n'ont plus du tout les même préoccupations que ceux qui les regardent car le Milieu surplombe (statutairement) la moyenne. Et HSS qui auparavant faisait des films sur la moyenne (la middle-class) fait aujourd'hui des films du Milieu.


Sara Ri

lundi 1 octobre 2012

Bertrand Bonello a oublié son parapluie

L'Apollonide (Souvenirs de la maison close), Bertrand Bonello, 2011


Le film de Bonello a au moins eu un mérite, celui de m'avoir rappelé une anecdote de Cocteau (cité par Lacan*). De mémoire, ça ressemblait à ça : « Si oublier son parapluie a une signification sexuelle, est-ce que quand je rêve qu'un corbeau fonce sur moi et me crève les yeux cela veut dire que j'ai oublié mon parapluie » ? C'est peut-être une blague mais elle met en avant le principe fondamental de la signification. A savoir qu'au cinéma, un plan en apparence anodin peut avoir une signification sexuelle mais que ce n'est pas parce qu'on montre un pénis en érection qu'on parle de désir ni parce qu'on montre une éjaculation faciale ou des larmes de sperme qu'on parle de jouissance. En l'occurrence chez Bonello, ce serait bien plutôt l'inverse.

Il faut dire que Bonello avait frappé fort avec son premier film Le Pornographe (2001), en montrant une scène de sexe non simulée, le sujet s'y prêtant bien (celui d'un pornographe reprenant du service). Mais Le Pornographe, il va de soi, n'était pas là pour accomplir la promesse d'un double programme, le label « cinéma d'auteur » promettant plutôt dans ce cas la jouissance du spectateur en moins. Bonello ne tentait pas d'anoblir le porno mais de le compenser : de la récupération en somme. C'est cela qui est choquant dans le fond, c'est cette façon de vouloir faire une plus-value morale, sociale et statutaire sur ce qui est récupéré sans se mouiller dans sa fange. 

Il n'y a aucune scène explicitement sexuelle dans L'Apollonide (même simulée) mais on y retrouve par contre le même souci de propreté morale : si le sperme reste présent à l'image (les larmes blanches de Madeleine), ce n'est qu'auréolé d'une « vision d'auteur », purifiée par les larmes d'une prostituée. Un sperme christique en somme. C'est le problème de Bonello: il filme volontiers la nudité, le sexe, la prostitution, mais ce n'est que pour masquer qu'il s'agit en réalité d'un cinéma sans désirs, que rien ne traverse. Pour être juste, il faut sans doute dire que ce n'est pas une singularité de Bonello (ce serait déjà un désir et ce serait déjà trop) mais que c'est symptomatique du cinéma d'auteur dans son ensemble, qui est devenu un genre (dans le sens de « se donner un genre ») et un genre académique de surcroît. Cela ne veut pas dire qu'il ­n'y ait plus d'auteur mais un auteur fait des films, il ne fait pas du « cinéma d'auteur ». Dans ce genre de cinéma, il y a toujours cette façon de ne rien viser mais de simplement sursignifier qu'il s'agit bien de « cinéma d'auteur » : du sujet glauque au cadre parfait, avec ses « ambiances ouatées », sa lumière « picturale » et ses personnages « tout en finesse » (par exemple Noémie Lvovsky en maquerelle manipulatrice et sympathique).

Il s'agit surtout pour le réalisateur de ne rien dire afin de n'être surtout accusé de rien. Le principe de « la galerie de personnages » est en ce sens bien pratique puisqu'il lui permet de caser à peu près tous les cas de figures que l'on aurait pu effectivement rencontrer dans une maison close et bourgeoise du début du XXème siècle, une façon de se mettre l'Histoire dans la poche en la ramenant à une combinaison de détails particuliers. Du côté des prostituées, il y a la marrante, la pragmatique, la dépressive, celle qui attrape la syphilis ou encore celle qui se fait molester mais Bonello a une façon de toujours dire en même temps qu'il les filme que ce ne sont pas les seules, qu'il y en a eu d'autres comme elles dans le passé et qu'il y en aura d'autres comme elles à l'avenir (voir l'apologue final). On sent bien que celle qui attrape la syphilis l'attrape aussi pour toutes les autres (qui l'ont eu ou qui l'auront), qu'elle ne vaut que pour les autres parce qu'elle ne vaut rien en elle-même. Cette façon de vouloir « dénoncer » les faits au lieu de les énoncer ne fait que désingulariser ses personnages, les renvoient à des « types » que Bonnello a le bon ton d'inscrire dans des cases (celles du split screen). Même traitement du côté des clients, sauf qu'il s'agirait plutôt d'énumérer cette fois les différents types de perversion : de la gentille névrose « amour des putes » à la psychose très grave « haine des putes » en passant par la petite lâcheté du type quand même sympa qui ne revient pas par peur de la syphilis.

Mais malgré tous ces personnages, il n'y en a aucun qui s'offre à l'identification du spectateur, ni du côté des clients mais encore moins du côté des prostituées car le désir manque à tous les niveaux. Bonello évidemment veut échapper à l'écueil du voyeurisme et s'il refuse d'en faire des (obscurs) objets de désir, il n'en fait pas pour autant des sujets car, même un mauvais psychanalyste sait cela, un sujet c'est avant toute chose un sujet qui désire. Chez les prostituées de Bonello, rien de tel, pas même un petit retour de perversion lorsqu'elles se vengent d'un client comme si elles ne pouvaient pas dépasser leur condition de victimes. Leur conscience est d'ailleurs une « conscience-d'être-prostituée » c'est-à-dire moins qu'une conscience tout court (à l'inverse il y a Anna Magnani dans Mamma Roma, 1962). Finalement, il ne fait que livrer une image positivée de la femme, largement consensuelle et éminemment publicitaire (toutes ces filles qui dansent afin de vendre la Femme, c'est dégoûtant). Il y a de la condescendance à ne voir que le « positif » chez les prostituées (toujours victimes et solidaires entre elles) qui se cantonnent à n'être plus qu'un touchant tableau sous l'oeil bienveillant de l'auteur : ce qui est occulté par Bonello en occultant la violence des rapports, c'est la possibilité même d'un rapport à l'autre. Des femmes entre elles, des clients aux prises avec l'objet de leur désir mais surtout du cinéaste à ses personnages car la bienveillance ce n'est pas un rapport à l'autre, c'est un rapport à l'Autre (avec un A majuscule, celui de l'Auteur) au nom de quoi le petit autre/la petite pute est nié(e). Il y avait de la violence chez Mizoguchi, parfois même du sadisme mais de la compassion toujours : les prostituées de ses films étaient désirables et désiraient et leur désir était terrible parce qu'il nous menaçait. C'était leur révolte contre la compassion de l'auteur.


Sara Ri

 

*Impossible de retrouver la citation. Elle se trouve a priori dans le séminaire sur La relation d'objet ou dans celui sur Les psychoses. Si quelqu'un connaît la référence exacte...

lundi 27 août 2012

The Town ne pèse pas lourd



The Town de Ben Affleck, 2010


Ben affecte

 

Il ne m'a pas fallu longtemps avant de comprendre que The Town serait un film académique, sans idées et totalement anodin, puisqu'il s'ouvre sur une scène de braquage de banque en ne faisant l'impasse sur aucun « passage obligé » que ce type de séquence charrie : braqueurs excités avec le chien fou de la bande, masques en plastique, otages maltraités, caméra à l'épaule qui s'agite, hésitation autour du bouton d'alarme, tension à l'ouverture de la porte du coffre, fuite à toute berzingue en auto etc. Jamais la mise en scène ne questionnera tout cela, ni ne tentera de le détourner ou même de le remettre en cause, au contraire, elle veillera à ce que tout se déroule comme prévu. Prévu par quoi ? Cette mystérieuse méthodologie qui régit le cinéma appliqué, qui veille à ce qu'il ne sorte pas des rails, à ce qu'on s'y retrouve. Car The Town, tout banal et non surprenant qu'il est, a plu. C'est exactement le genre de film que je louais avec succès quand je bossais au Vidéo Futur rue de Longchamp dans le 16ème (devenu depuis une épicerie fine casher), que je pouvais recommander les yeux fermés. Je savais que la clientèle (petite-bourgeoise) serait systématiquement satisfaite parce que ça répond à leur demande d'être rassurée. Ce genre de film est fait pour déballer un programme que le spectateur connaît déjà, qui ne le déroutera pas, qui le tranquillise. C'est un film confortable. Bref, c'est affreux. Rien de plus accablant qu'un film qui fait en sorte de ne jamais sortir des sentiers battus. Surtout quand il se donne un air sérieux, concerné, affecté : l'histoire éternelle du gangster qui veut échapper à son sort, qui cherche la rédemption mais qui est rattrapé par son passé, par un système injuste, par ses erreurs, tout ça...

Ce genre de récit ne sert qu'à donner un ton. Celui du polar désabusé. Quand un acteur comme Affleck passe à la réalisation, il est souvent salué non pas pour sa singularité de cinéaste mais pour sa capacité à rentrer dans le rang, à rester sage, à ne pas faire déborder le film hors de son sujet initial mais bien au contraire pour savoir faire preuve de savoir faire, propre de l'académisme. On a vu ça avec Mel Gibson ou George Clooney. Auteur, il l'est de facto puisqu'il est une personnalité déjà connue, un visage identifiable qui lui sert d'identité visuelle. Il y a une dimension encore plus déplaisante dans ce genre de projet quand l'auteur/acteur s'octroie le rôle principal, qui révèle sa vraie motivation (tant l'histoire n'a aucun intérêt), ici celui d'un braqueur repenti, coincé par ses origines du ghetto de Boston, et qui tombe amoureux d'une de ses otages. Le bon rôle en somme (littéralement), celui qui lui permettra de tout jouer, de l'amoureux transi et vengeur à la victime de la pression sociale et de son complexe d'Œdipe (confrontation paternelle à l'appui). Le rôle qui autorise l'étalage des palettes émotionnelles et physiques (on le voit même faire des pompes!). Et pour appuyer cette performance, il fallait que le rôle du flic qui le harcèle, celui qui s'oppose à lui, qui s'y confronte, soit particulièrement insignifiant, sans personnalité, écrit sommairement, sans éclat. C'est Jon Hamm (Don Draper dans Mad Men) qui interprète ce flic qui n'a aucune scène qui pourrait lui permettre de tirer son épingle du jeu, d'exister un peu. Le scénario lui fait constamment barrage.

Ben infecte

 

 Le choix de Jon Hamm n'est pas innocent puisqu'il s'agit d'un acteur génial et que Affleck a toujours été critiqué pour son jeu limité. J'ai alors eu le sentiment désagréable qu'il a surtout fait ce film dans le but infect de racheter sa réputation au détriment d'un acteur infiniment plus doué que lui. En vain. S'épauler du scénario n'est jamais suffisant. Affleck demeure un acteur nul, sans nuance, qui applique toutes les méthodes d'acting servilement tandis que Hamm, en dépit d'un rôle sans intérêt et de répliques fonctionnelles arrive à donner du trouble et une pointe de perversion à un personnage dont ce n'était pas la vocation. Ça a au moins le mérite de confirmer son talent au-delà de Mad Men (là où je doute que tous les comédiens de la série soient aussi bons ailleurs). Mais ça n'en reste pas moins un vrai gâchis de le voir se dépatouiller dans un film incroyablement ennuyeux et prévisible dont on sait, malgré son succès, qu'il sera impitoyablement oublié d'ici peu de temps (ça commence déjà d'ailleurs).


Il paraît que Affleck est choyé par la Warner, qu'il ne passe pas un projet chez eux sans qu'on ne le lui propose. Cette confiance abusive signifie aussi à quel point il est un réalisateur inoffensif, qui va dans leur sens, un faiseur qui a ce qu'il faut de narcissisme pour qu'on le remarque. Un auteur oscarisable, de prestige, dont il n'y a strictement rien à attendre. Alors qu'il y a tout à espérer de Jon Hamm. Mais qui saurait lui confier un rôle digne de lui au cinéma, à une époque où les auteurs se substituent de plus en plus à leur film ? Il n'y a guerre que les tâcherons qui laissent de la place aux comédiens pour s'exprimer mais il faudrait plutôt leur inventer un espace. Qui sait faire ça aujourd'hui dans le cinéma américain ? (Peut-être Nolan ? mais laborieusement). On est contraint de se tourner vers la télé (où l'auteur ne s'est pas encore imposé en écrasant tout sur son passage), vers Mad Men par exemple, miracle audiovisuel qui ne me semble plus possible aujourd'hui au cinéma. Surtout si on s'extasie devant des trucs aussi lamentables que The Town...

Matthieu Santelli

lundi 20 août 2012

Bagatelles pour un Carax



Holy Motors, Leos Carax, 2012


Passé un certain degré d'ennui, le problème n'est plus de savoir si un film est bon ou mauvais ou s'il traite (bien ou mal) son sujet, il n'importe pas non plus de savoir s'il est bien éclairé ou si les acteurs sont bons (tristes consolations à un mauvais film) mais de savoir si tout simplement ce film nous parle. Pas au sens d'être « intéressé » par le sujet, « concerné » par l'intrigue ou « touché » par les sentiments mais dans le sens d'un film qui me parle parce qu'il s'adresse à moi en tant que spectateur (et non en tant que public), et qu'en quelque sorte (fantasme ultime du cinéma) il me regarderait aussi.
Film métaphore sur le cinéma, Holy Motors est d'abord l'histoire de sa propre fabrication: Monsieur Oscar (Denis Lavant), parcourt la ville dans une limousine blanche qui s'avère bientôt être une vraie « bijoute » d'accessoiriste et revêt différents costumes, postiches et prothèses afin d'incarner différents personnages (13 sans compter les rôles secondaires) afin d'honorer ses « rendez-vous », prétextes narratifs à un déploiement de possibilités cinématographiques (du réalisme au fantastique, en passant par l'abstraction et le clip). Cependant, Holy Motors n'est pas un film à sketches mais plutôt une gigantesque bande-démo de professionnels du cinéma. Qu'il y ait des talents dans Holy Motors, il n'est pas permis d'en douter mais il semble que Carax n'ait pas le talent (peut-être le seul utile à un cinéaste) de ne surtout pas les exploiter tous. C'est le défaut typique des « films de professionnels »: le professionnalisme est à chaque poste, et dans Holy Motors il est visible (voire exposé) que chacun s'est surpassé (13 décors, 13 lumières, 13 looks). Or, un film ne sera jamais la somme des ses talents car c'est le choix (le sacrifice, le renoncement mais dans un même temps l'élection) qui fait l'oeuvre.
Carax est déjà connu pour ne renoncer devant rien (le tournage sur quatre ans des Amants du Pont Neuf) ce qui n'est pas un défaut en soi et parfois même une qualité fort utile à un cinéaste. Imposer sa volonté aux autres oui, mais au nom de quoi? Il ne s'agit pas pour autant de justifier ses choix (un film qui justifierait tous ses plans serait ennuyeux ou terrifiant), mais de savoir au nom de qui ou de quoi on parle. Là est le problème, Carax parle de la place légitime (et confortable aujourd'hui) de l'auteur et parle au nom du cinéma rien de moins. Au nom d'un cinéma dont il se proclame l'héritier au point de nier toute filiation réelle (« J'ai fait du cinéma pour être orphelin » dit t'il). C'est un lourd fardeau que Carax s'est imposé et cela explique en partie son parcours chaotique. D'abord enfant chéri du cinéma (il réalise Boy Meets girl à seulement 23 ans) puis enfant terrible (Les Amants du Pont Neuf), il finit par être renié après Pola X et se retrouve orphelin pendant 13 ans où il ne tourne quasiment plus. De retour avec Holy Motors, on dirait pourtant que rien n'a changé, que le temps n'a pas passé, qu'aucune eau ne s'est écoulé dans la Seine sous les voûtes du Pont Neuf devant la Samaritaine. Carax est toujours Carax même si Alex le personnage de ses premiers films est devenu Monsieur Oscar (Alex Oscar est l'anagramme de Leos Carax). A la limite, Carax a hérité de son propre cinéma, il s'est auto-engendré, Holy Motors est d'ailleurs truffé de références à ses propres films, presque un hommage.
C'est cette façon de ne pas bouger qui est caractéristique du cinéma de Carax, (reprise du même personnage, des mêmes décors, des mêmes histoires) comme si ce retour du même pouvait garantir son existence en tant qu'auteur voire son existence tout court. En ce sens, Carax est très proche du cinéma français dans son ensemble en ce qu'il n'a pas su hériter de la politique des auteurs amorcée par la Nouvelle Vague. La politique des auteurs c'était assez simple il s'agissait simplement de dire qu'il y avait un auteur qui se tenait derrière le film et surtout qu'il en était responsable (moralement et esthétiquement et que cela était une seule et même chose). Être un auteur, c'était avoir une certaine vision du monde mais c'était surtout une certaine façon de se retirer de sa création, de faire confiance à ses personnages, à l'autre. Aujourd'hui, être un auteur c'est avant tout une façon de se tenir devant le film, d'être présent partout et d'imprimer son style à chaque plan comme un chien qui marque son territoire.
Le manque de mouvement du cinéma de Carax n'arrive pas à être compensé par les acrobaties de Lavant dans le studio de motion capture, ni par les singeries de Monsieur Merde, ou par le passage d'un rendez-vous à un autre car tout simplement Carax arrive trop tard pour être pris dans le mouvement, c'est un cinéaste post. Comme ses personnages, il est post-révolutionnaire (« rebel without a cause »), post-politique des auteurs (auteuriste), post-moderne (non seulement réflexif mais replié sur soi), voire post-cinématographique. C'est peut-être cela dans le fond le désir caraxien: que le cinéma meure afin qu'il puisse le sauver, d'avoir enfin un rôle à jouer, de pouvoir passer à la post-érité.
Film post, Holy Motors ne pouvait que parler de cinéma (bien que Carax s'en défie) comme si tous les sujets avaient été épuisé, que l'apocalypse avait eu lieu. C'est le côté fatigant des films de Carax, leur côté petit-bourgeois, à prendre les vessies de la moindre contrariété pour les lanternes de l'apocalypse. Parler du cinéma, pourquoi pas mais pour en dire quoi? Que le cinéma est le cinéma avec ses grosses bagnoles, ses stars (Denis Lavant, Kylie Minogue, Eva Mendès, Michel Piccoli) , ses privilèges (un vigile les autorise à entrer dans la Samaritaine ce qui n'est pas permis aux communs des mortels) et surtout une façon de ne pas assumer ses actes de ne pas en être responsable: pouvoir tuer quelqu'un sans que cela n'ait de conséquences (tout au plus un retard de tournage), être blessé à mort et n'en garder aucune séquelle au plan suivant (cinema is magic). Si c'est cela être un enfant de cinéma c'est être un enfant bien ingrat. Car au fond, que dit Carax, au delà de la gerbe flatteuse digne d'une fille Lear (le cinéma c'est « la beauté du geste »)? Que finalement ce n'est que du cinéma et que cela n'a aucune prise sur la réalité (qui ne résiste pas). Au lieu d'ouvrir le cinéma au monde, il a voulu plier le monde (l'altérité) au monde du cinéma (le sien), et ce faisant il a méprisé son objet et l'a rendu vain. Le cinéma pour le cinéma en somme. Une vraie tautologie. Un moteur qui ferait tourner un (holy) moteur.
Qu'en est-il alors des personnages ? Comme toujours chez Carax, des désaxés, une mendiante, des suicidaires, Monsieur Merde qui serait peut-être le mal incarné. Qu'importe après tout, puisque l'autre n'est pour lui qu'un personnage de plus à incarner.
« La beauté est dans l’œil de celui qui regarde » dit Piccoli à Lavant en citant Oscar Wilde (ce qui est aussi une façon de se dédouaner) : ce qu'il manque à Holy Motors c'est un œil pour nous regarder.


Sara Ri