Holy Motors, Leos Carax, 2012
Passé un certain degré
d'ennui, le problème n'est plus de savoir si un film est bon ou
mauvais ou s'il traite (bien ou mal) son sujet, il n'importe pas non
plus de savoir s'il est bien éclairé ou si les acteurs sont bons
(tristes consolations à un mauvais film) mais de savoir si tout
simplement ce film nous parle. Pas au sens d'être « intéressé »
par le sujet, « concerné » par l'intrigue ou « touché »
par les sentiments mais dans le sens d'un film qui me parle parce
qu'il s'adresse à moi en tant que spectateur (et non en tant que
public), et qu'en quelque sorte (fantasme ultime du cinéma) il me
regarderait aussi.
Film métaphore sur le
cinéma, Holy Motors est d'abord l'histoire de sa propre
fabrication: Monsieur Oscar (Denis Lavant), parcourt la ville dans
une limousine blanche qui s'avère bientôt être une vraie
« bijoute » d'accessoiriste et revêt différents
costumes, postiches et prothèses afin d'incarner différents
personnages (13 sans compter les rôles secondaires) afin d'honorer
ses « rendez-vous », prétextes narratifs à un
déploiement de possibilités cinématographiques (du réalisme au
fantastique, en passant par l'abstraction et le clip). Cependant,
Holy Motors n'est pas un film à sketches mais plutôt une
gigantesque bande-démo de professionnels du cinéma. Qu'il y ait des
talents dans Holy Motors, il n'est pas permis d'en douter mais
il semble que Carax n'ait pas le talent (peut-être le seul utile à
un cinéaste) de ne surtout pas les exploiter tous. C'est le défaut
typique des « films de professionnels »: le
professionnalisme est à chaque poste, et dans Holy Motors il
est visible (voire exposé) que chacun s'est surpassé (13 décors,
13 lumières, 13 looks). Or, un film ne sera jamais la somme des ses
talents car c'est le choix (le sacrifice, le renoncement mais dans un
même temps l'élection) qui fait l'oeuvre.
Carax est déjà connu
pour ne renoncer devant rien (le tournage sur quatre ans des Amants
du Pont Neuf) ce qui n'est pas un défaut en soi et parfois même
une qualité fort utile à un cinéaste. Imposer sa volonté aux
autres oui, mais au nom de quoi? Il ne s'agit pas pour autant de
justifier ses choix (un film qui justifierait tous ses plans serait
ennuyeux ou terrifiant), mais de savoir au nom de qui ou de quoi on
parle. Là est le problème, Carax parle de la place légitime
(et confortable aujourd'hui) de l'auteur et parle au nom du cinéma
rien de moins. Au nom d'un cinéma dont il se proclame l'héritier au
point de nier toute filiation réelle (« J'ai fait du cinéma
pour être orphelin » dit t'il). C'est un lourd fardeau que
Carax s'est imposé et cela explique en partie son parcours
chaotique. D'abord enfant chéri du cinéma (il réalise Boy Meets
girl à seulement 23 ans) puis enfant terrible (Les Amants du
Pont Neuf), il finit par être renié après Pola X et se
retrouve orphelin pendant 13 ans où il ne tourne quasiment plus. De
retour avec Holy Motors, on dirait pourtant que rien n'a
changé, que le temps n'a pas passé, qu'aucune eau ne s'est écoulé
dans la Seine sous les voûtes du Pont Neuf devant la Samaritaine.
Carax est toujours Carax même si Alex le personnage de ses premiers
films est devenu Monsieur Oscar (Alex Oscar est l'anagramme de Leos
Carax). A la limite, Carax a hérité de son propre cinéma, il s'est
auto-engendré, Holy Motors est d'ailleurs truffé de
références à ses propres films, presque un hommage.
C'est cette façon de ne
pas bouger qui est caractéristique du cinéma de Carax, (reprise du
même personnage, des mêmes décors, des mêmes histoires) comme si
ce retour du même pouvait garantir son existence en tant qu'auteur
voire son existence tout court. En ce sens, Carax est très proche du
cinéma français dans son ensemble en ce qu'il n'a pas su hériter
de la politique des auteurs amorcée par la Nouvelle Vague. La
politique des auteurs c'était assez simple il s'agissait simplement
de dire qu'il y avait un auteur qui se tenait derrière le
film et surtout qu'il en était responsable (moralement et
esthétiquement et que cela était une seule et même chose). Être
un auteur, c'était avoir une certaine vision du monde mais c'était
surtout une certaine façon de se retirer de sa création, de faire
confiance à ses personnages, à l'autre. Aujourd'hui, être un
auteur c'est avant tout une façon de se tenir devant le film,
d'être présent partout et d'imprimer son style à chaque plan comme
un chien qui marque son territoire.
Le manque de mouvement du
cinéma de Carax n'arrive pas à être compensé par les acrobaties
de Lavant dans le studio de motion capture, ni par les
singeries de Monsieur Merde, ou par le passage d'un rendez-vous à un
autre car tout simplement Carax arrive trop tard pour être pris dans
le mouvement, c'est un cinéaste post. Comme ses personnages,
il est post-révolutionnaire (« rebel without a cause »),
post-politique des auteurs (auteuriste), post-moderne (non seulement
réflexif mais replié sur soi), voire post-cinématographique. C'est
peut-être cela dans le fond le désir caraxien: que le cinéma meure
afin qu'il puisse le sauver, d'avoir enfin un rôle à jouer, de
pouvoir passer à la post-érité.
Film post,
Holy Motors ne pouvait que parler de cinéma (bien que Carax s'en
défie) comme si tous les sujets avaient été épuisé, que
l'apocalypse avait eu lieu. C'est le côté fatigant des films de
Carax, leur côté petit-bourgeois, à prendre les vessies de la
moindre contrariété pour les lanternes de l'apocalypse. Parler du
cinéma, pourquoi pas mais pour en dire quoi? Que le cinéma est le
cinéma avec ses grosses bagnoles, ses stars (Denis Lavant, Kylie
Minogue, Eva Mendès, Michel Piccoli) , ses privilèges (un vigile
les autorise à entrer dans la Samaritaine ce qui n'est pas
permis aux communs des mortels) et surtout une façon de ne pas
assumer ses actes de ne pas en être responsable: pouvoir tuer
quelqu'un sans que cela n'ait de conséquences (tout au plus un
retard de tournage), être blessé à mort et n'en garder aucune
séquelle au plan suivant (cinema is magic). Si c'est cela
être un enfant de cinéma c'est être un enfant bien ingrat. Car au
fond, que dit Carax, au delà de la gerbe flatteuse digne d'une fille
Lear (le cinéma c'est « la beauté du geste »)? Que
finalement ce n'est que du cinéma et que cela n'a aucune
prise sur la réalité (qui ne résiste pas). Au lieu d'ouvrir le
cinéma au monde, il a voulu plier le monde (l'altérité) au monde
du cinéma (le sien), et ce faisant il a méprisé son objet et l'a
rendu vain. Le cinéma pour le cinéma en somme. Une vraie
tautologie. Un moteur qui ferait tourner un (holy) moteur.
Qu'en est-il
alors des personnages ? Comme toujours chez Carax, des désaxés,
une mendiante, des suicidaires, Monsieur Merde qui serait peut-être
le mal incarné. Qu'importe après tout, puisque l'autre n'est pour
lui qu'un personnage de plus à incarner.
« La
beauté est dans l’œil de celui qui regarde » dit Piccoli à
Lavant en citant Oscar Wilde (ce qui est aussi une façon de
se dédouaner) : ce qu'il manque à Holy Motors c'est un
œil pour nous regarder.
Sara Ri
Référence à Céline dans le titre. Mouais, le mauvais goût rode.
RépondreSupprimerA part ça, je n'ai pas vu le film, je ne saurais donc rien en dire.
SupprimerÇa ressemble bien à ce que j'ai vu. Au risque d'employer un mot qui fâche : un film "d'autiste", recroquevillé sur l'idée d'un art auto-justifié.
RépondreSupprimerÀ un blog qui démarre aussi fort, on ne peut que souhaiter une longue vie ;)
Merci Benoît!
SupprimerC'est curieux, parce que moi ce film "me regarde", et que j'ai le sentiment en vous lisant que si vous en dites tant de mal, c'est simplement parce qu'il ne vous dit rien à vous, et alors vous le surchargez de prétentions et de propos qui ne sont pas les siens, et vous le jugez à l'aune d'un "autre" absent, d'un "monde" que vous dites ignoré par le film et que pourtant moi j'ai vu : la mendiante existe, par exemple, la banlieue pavillonnaire et le mal-être qui en sourd aussi, ou encore la fatigue physique de l'acteur obligé de jouer X rôles et qui ne sait plus pourquoi et pour qui il les joue et qui en a assez et voudrait arrêter... Tout ça existe, et ne parle pas que de "cinéma" mais aussi des corps et des lieux et d'histoires vécues. C'est dommage de réduire un film qui propose tant de choses, à une somme que vous jugez nulle une fois que vous l'avez définie comme une pose d'auteur autiste. Que Carax se sente l'héritier d'un cinéma qui n'existe plus, c'est certain. Que son film ne fasse que dire qu'il est seul, que le cinéma est mort et que tout ce qu'il montre n'est que du cinéma, non. La beauté de ce film est de tenter d'inventer encore quelque chose, des choses (puisqu'il y a plusieurs "sketchs"), à partir du point où Carax pense se trouver, à tort ou à raison. Et plutôt que de condamner sa tentative en l'affligeant dès le départ d'une intention misérablement "petite-bourgeoise", il aurait mieux valu se demander ce qu'il a cherché, ici ou là, à exprimer.
RépondreSupprimerBonjour Griffe,
SupprimerDésolée pour cette réponse tardive.
C'est aussi cela qui est intéressant je trouve, que nous n'ayons pas la même vision d'un film. Et nous n'avons sans doute pas la même histoire personnelle: peut-être que le film vous parle à vous, mais il ne me parle pas à moi. Je voudrais bien vous faire plaisir et essayer de comprendre ce qu'il exprime mais c'est comme essayer de comprendre ce qui est bon dans un plat qui vous donne envie de vomir...
Par contre, que vous me disiez ce qui vous parle à vous dans le film, alors oui, là ça m'intéresse.
Merci pour votre commentaire.
Sara