Il
s'en est fallu de peu pour que l'on passe à côté de Delirious :
c'était en 2007 et le nom de Dicillo m'était vaguement
familier, appartenant à l'époque au nombre des cinéastes dont je
n'avais vu aucun film tout en en ayant « entendu parler »
(Ca tourne à Manhattan,
1994 -image d'illustration- est son film le plus connu). Il faut dire que dans
l'agenda des sorties, il y a toujours eu une nette distinction entre
les films « dont on parle » et ceux dont on ne parle pas
ou peu et cela même si le film a bénéficié d'une « bonne
critique » (ce qui fut le cas de Delirious). On peut
toujours penser que le spectateur a « quand même » le
choix mais les dés sont souvent pipés : entre deux films qui
ont pour moi le même intérêt potentiel, je me suis rendu compte
que je finissais toujours par privilégier celui «dont on parle »
justement pour pouvoir en parler avec d'autres comme s'il
garantissait en quelque sorte un lien social dont un bon film « dont
on ne parle pas » m'aurait privé.
Delirious a donc
été vu dans un contexte un peu particulier : ayant réalisé
avec dépit que mon désir aussi était aliéné (!), j'ai
voulu changer la donne en livrant « presque » tout à
fait au hasard le choix du film. Bien que cela soit impossible (il y
a Steve Buscemi et Michael Pitt dans le film, acteurs qui ne
m'étaient pas inconnus), je ne pense pas que j'aurais vu ce film
sans cette idée. J'eus la main heureuse cette fois-ci mais ce fut la
seule et ces séances hasardeuses furent très vite abandonnées,
constatant avec regret que les films « dont on ne parle pas »
le sont souvent à raison. Cela dit, il ne servirait à rien non plus
de rager sur le fait que Delirious,
qui est vraiment un très beau film, soit plutôt passé
inaperçu : en réalité Dicillo ne peut s'en prendre qu'à
lui-même car en voyant le film il est évident qu'il refuse de jouer
le jeu, ou alors il le joue mais à sa façon et d'une façon
vraiment très personnelle. Ce jeu, c'est celui, très ancien, du
spectacle et de son mythe (avec ses stars, ses agents de « com »
et ses codes). Ce qui forme d'ailleurs son sujet : dans
Delirious, Toby ,un sans-abri, devient une star, son passé de
sans-abri devenant une preuve d'authenticité utilisée à des fins
publicitaires. Film-star il ne pouvait donc pas l'être en ce qu'il
ne vise pas à l'édification de son propre mythe. Cela ne veut pas
dire que les films-stars sont nécessairement mauvais (ils ont au
contraire des « qualités propres aux stars » comme le
dit l'agent de Toby) mais il est aussi évident que les films qui ne
jouent pas le jeu (de vendre leur image en plus de la produire) sont
souvent frappés d'ostracisme.
C'est aussi en cela que
Dicillo est un véritable héritier de la série B -non pas en ce
qu'il recycle à son compte de mauvais scénarios- les siens sont au
contraire remarquablement bien écrits -mais en ce qu'il ne cherche
pas à faire des films édifiants (comme les récents Lincoln
et Django Unchained) ni bêtifiants ce dont Dicillo n'hésite
pas à se moquer en les parodiant : un film indé dans Ca
tourne à Manhattan et sa
séquence de rêve (avec un nain et une pomme !),
un clip avec une danse presque pornographique dans Delirious ou
encore un soap
particulièrement gratiné dans Une Vraie blonde (1998).
Parodie à vrai dire n'est pas le mot juste car il se contente
simplement de reproduire (c'est à peine exagéré et parfois même
en deçà de la réalité) ce qui est tous les jours livré sur nos
écrans : il en montre simplement l'absurdité en n'épousant
pas leurs codes et en se détachant du mythe qu'ils prétendent
instituer. Cela n'est pas chose facile car si « la langue pense
et poétise à notre place » comme le dit Klemperer, il ne sert
à rien d'en ignorer les termes ni d'essayer de les prendre à revers
(façon Stillman) puisque l'inverse d'un cliché nous y emprisonne
tout aussi bien (c'est pair ou impair). Dicillo au contraire n'hésite
pas à affronter les clichés, à les travailler et à s'en moquer
avec une joie un peu vacharde sans mépris ni pitié (qui est une
forme de mépris inversé). Et c'est aussi la quête de ses
personnages qui sont pris dans des clichés malgré eux : dans
Box of moonlight (1996),
Al Fountain ne peut se dépêtrer de sa vie de petit chef
monomaniaque, vie à laquelle il n'a jamais aspiré mais contre
laquelle il ne s'est jamais révolté non plus.
Mais il ne s'agit en
aucune façon d'un absolu vers lequel le personnage se doit d'aller
comme si le film n'était que la preuve en images d'un dogme qui lui
préexiste et auquel le spectateur devait se plier. Dicillo instaure
au contraire une certaine distance qui fait que le personnage
principal n'est pas le point de vue sur lequel le spectateur est
obligé de s'aligner car la vérité que trouvent ses personnages,
s'ils la trouvent, est une vérité pour eux (intersubjective dirait
Lacan) et pas la même pour tous. En ce sens, la fin de ses film est
toujours un peu « déceptive » car il n'y a pas de
conclusion finale où nous communierions tous pour la même grande
cause, ni quelqu'un qui viendrait in fine nous indiquer la
route à suivre ni que penser, ce qui est semble être devenu le
schéma type de la comédie américaine (notamment chez Apatow). Et
si on ne s'identifie pas à un seul personnage, c'est qu'on peut en
revanche s'identifier à chacun, et même à un personnage
secondaire : c'est ce qui donne l'impression très forte de vie
dans les films de Dicillo où chacun existe en dehors même de la
direction où nous entraîne la fiction. Il y a quelque chose de très
démocratique dans le fait que les personnages ne font pas
nécessairement ce qu'on attend d'eux cinématographiquement
parlant : en règle générale, les bodybuilders bodybuildent et
les figurants figurent pendant que seuls les personnages principaux
peuvent aspirer à être quelque chose en plus, comme si eux
seuls avaient gagnés un droit de vivre cinématographique.
Ici il y a l'idée que
chacun a la possibilité d'être humain (s'il le souhaite) voire
d'être tout simplement ; même une starlette de soap
peut soudain faire une déclaration d'amour sincère (Delirious)
et il n'est pas rare de voir, au détour d'un mouvement de caméra,
un figurant bodybuildé faire passer le temps en jouant avec du sable
(Une vraie blonde) sans que cela ne soit immédiatement
rentabilisé par la fiction. Cela aussi vient de la série B, cette
façon de « dépenser » ses idées sans compter, d'avoir
une vraie joie à « faire un plan » et c'est peut-être
ce qui manque le plus au cinéma aujourd'hui. Et c'est de cette
façon, toute B qu'elle soit que Dicillo arrive à produire une vraie
image (chose rare aujourd'hui) qui est arrachée à tous les
déterminismes (social ou psychologique) et à tous les clichés (il
lui redonne le sens qui avait été galvaudé), où soudain l'autre
existe non pas par rapport à ce qu'il est mais par rapport à ce
qu'il décide de devenir : c'est précisément le choix de Les
Galantine à la fin de Delirious (je ne révèle rien, il faut
voir cette fin).
Dicillo fait exactement
l'inverse de ce qui est habituellement recommandé dans les manuels
pour scénaristes : les comportements des personnages ne
découlent pas de la « psycho-typo » des personnages mais
c'est au contraire par leurs actes qu'ils s'affirment (en tant que
conscience de). C'est pourquoi ses personnages (tous, même les
seconds rôles) sont de moins en moins définis au fur et à mesure
de l'avancée du film et de plus en plus complexes bien que cela soit
aussi une question d'interprétation car il ne s'agit pas de
révéler à la fin du film « la vérité vraie » de leur
être mais bien plus de montrer une des interprétations possibles de
ce qu'ils sont ou plutôt de ce qu'ils veulent être. D'ailleurs les
personnages sont soumis à une réinterprétation constante au cours
du film en fonction de leurs actes mais aussi en fonction du contexte
qui parfois seul suffit à bouleverser l'ordre établi et offre une
sorte de seconde chance aux personnages déjà jugés comme c'est le
cas de Joe dans Une Vraie blonde, qui, en serveur nul et
comédien relégué à faire de la figuration, ressasse
inlassablement la même scène d'un film d'une façon un peu
pathétique mais une fois sur scène le même texte prend une toute
autre dimension et transforme le pathos en émotion.
C'est en cela, je crois,
que Dicillo se différencie le plus de cinéastes comme les Coen ou
Tarrantino, qui ont tendance à prononcer des jugements définitifs
(Burn after reading, 2008),
qui se complaisent à montrer la bêtise humaine et qui en font même
leur fond de commerce. Même si cela donne parfois de bons films
(comme Fargo, 1996,
par exemple), il faut aussi dire que cela met le spectateur à une
drôle de place : écrasé par des stars qui incarnent des
imbéciles qu'il regarde de haut, il est difficile d'établir
aujourd'hui, au cinéma comme ailleurs, une relation à l'autre qui
ne serait qu'équitable. Or, c'est justement pour moi le travail que
doit accomplir un cinéaste et ce que fait Dicillo en ayant une
croyance indéfectible en l'autre (en ce qu'il peut devenir), car
chaque personnage dans ses films peut faire preuve de dignité, avoir
un moment de grandeur, même un personnage a priori bête. Et
c'est aussi parce que les films de Dicillo sont vraiment
personnels qu'ils n'ont pas besoin d'en étaler les signes avec
virtuosité : il ne cherche pas à se différencier à tout prix
(en négatif) en se désolidarisant de ses personnages et ne les
sacrifie pas sur l'autel de son propre mythe. C'est sa limite morale.
En ce sens, Tom Dicillo est un cinéaste, un vrai.
Sara Ri
Sara Ri