Frances Ha de Noah Baumbach,
2013
Pacific Rim de Guillermo Del
Toro, 2013
Vus le même jour,
Pacific Rim et Frances Ha, qui n'avaient de prime abord
pas grand chose en commun, ont pourtant finis par ne former dans mon
souvenir qu'une sorte de magma indistinct, celui d'une journée ciné décevante mais surtout sans restes. De ces films, ne reste
t'il vraiment rien ? Si, peut-être une vague indigestion, moins
d'avoir consommé de mauvais films que le désagréable sentiment
d'avoir été consommé par eux c'est-à-dire d'avoir été réduite
à être le récepteur d'un code, d'un réseau de signes, et non le
spectateur d'une image (elle, possiblement consommable). Cela veut-il
dire que ces films tentent de nous aliéner ? Oui, certes.
Vus au Forum des Halles,
Pacific Rim et Frances Ha, qui n'ont aucun lien
particulier avec le lieu de leur vision mis à part le fait d'y être
programmés, entretenaient toutefois une étrange correspondance avec
ce centre commercial impersonnel et glauque. Friand « d'évènements »
en tout genre, comme tous les lieux de consommation qui se disent
culturels, le forum affichait à cette époque, une exposition
temporaire Hartcourt où l'on pouvait admirer le vedettariat
français, en noir et blanc et en surexposition qui plus est, nous
écrasant de leur gigantesque taille à défaut de ne le faire de
leur talent. Mais au milieu de toutes ces poses alanguies, de ces
regards de braise, de ces mimiques subtiles et étudiées, il était
étrange de constater qu'aucune personnalité ne parvenait réellement
à tirer son épingle du jeu, celle qui visait à se démarquer à
tout prix des autres (sauf peut-être Auteuil qui avait l'air
de ce demander ce qu'il foutait là et faisait entrevoir le côté
méta). Au contraire, toutes ces vedettes se noyaient dans
l'uniformité des affiches, ne faisaient que renvoyer les unes aux
autres, formant un Big Brother aux milles visages, sans qu'aucune
personnalité n'apparaisse
prouvant une fois de plus que Bergman avait raison : le gros
plan montre les visages mais il les dépersonnalise tout autant.
Baignés dans cette lumière « starifiante », ces visages
sans âmes y gagnaient tout de même quelque chose, une chose qui
n'est rien mais qui fait tout : un statut, une
persona. De stars qu'ils n'étaient pas, ils devenaient
tsars, érigés en souverains que le public, d'en bas, se
devait d'idolâtrer.
Cette liturgie éminemment publicitaire est précisément la
messe que Frances Ha et Pacific Rim prolongèrent car au lieu de
produire des images (ce que fait de moins en moins le cinéma), ils
ne produisent que des signes identitaires dont le spectateur se
repaît de façon cannibale à force de trop s'y « reconnaître ».
Cela fait longtemps que la publicité s'est attelée à la production
de signes identitaires et l'on sait depuis belle lurette, grâce à
Baudrillard notamment, qu'elle ne vise pas à vendre des objets mais à se vendre
elle-même. Pacific Rim et Frances Ha sont issus du même moule et
loin de montrer une quelconque réalité (de l'homme, du monde), ils
ne savent plus qu'être le signe vide d'eux-mêmes : c'est
d'ailleurs en cela que ces deux films ne sont que bonnet blanc et
blanc bonnet car, détachés de tout référent réel, ils coexistent
dans un univers abstrait de signes auquel le spectateur doit adhérer.
Les deux films sont
d'ailleurs, chacun à leur manière, la mise en œuvre d'une
stratégie publicitaire, qui devient même le sujet de leur fiction.
Et comme toute publicité, ils répondent à la demande. Or, « ce
qui est le plus demandé aujourd'hui, ce n'est ni une machine, ni une
fortune, ni une œuvre : c'est une personnalité »
(Riesman). Pacific Rim après tout est juste l'histoire d'un type
banal qui, grâce à la décadence du monde, peut (enfin!) devenir un
héros (le héros du quotidien est une thématique largement répandue
dans la publicité au moins autant que le fantasme de catastrophe).
Et ce devenir là, passe avant tout par le culte d'un objet (une
machine) dont les dialogues du film vantent sans cesse les mérites :
« - Gypsy Danger.
Il est vraiment magnifique.
- Il a un réacteur
nucléaire à deux cœurs. Il est unique maintenant.- Il l'a toujours été. »
Ce sentimentalisme envers
l'objet n'a rien d'étonnant puisque par métonymie (l'homme devient
une partie de l'objet), il transfère ses qualités (toujours
uniques) à l'homme. C'est la promesse publicitaire par excellence :
transformer de l'avoir en être. Promesse intenable on
s'en doute puisqu'on ne peut être ce que l'on a et
qu'on ne peut se posséder soi-même. Avoir ou être, il faut
choisir.
Frances Ha ne raconte pas
tout à fait la même histoire : si Pacific Rim propose un idéal
moyen, Frances Ha est sa version élitiste qui se fonde sur le culte
de la différence. Frances, certes, est différente mais cela ne veut
pas dire qu'elle est singulière. Elle se différencie des autres
qui ne méritent que mépris si l'on en croit le film (il faut voir
comment Baumbach consent à peine à les filmer), mais elle
n'est pas personnelle, elle est personnalisée (comme une cuisine) :
c'est ainsi que tout le film est le parfait exemple de
l' underconsumption, « c'est-à-dire
le paradoxe de la surdifférenciation de prestige »
(Baudrillard, La Société de consommation,
p.130). Frances Ha a beau être un film indépendant un peu fauché,
Greta Gerwig a beau venir d'un mouvement underground
américain (mumblecore),
ce ne sont que les signes de leur surdifférenciation, faisant de la
pauvreté un signe chic de plus (pas la vraie pauvreté qui elle
n'est pas chic du tout mais seulement son signe). De la même
manière, le noir et blanc de l'image vaut moins ici pour ses
qualités esthétiques qu'en tant que signe d'un certain standing
(intellectuel arty ou bobo chic
peu importe) car les
signes évidemment sont hiérarchisés. Frances Ha, le film, tout
comme France Ha, le personnage ne sont que le résultat d'une
différenciation par des signes (souvent par inversion avec le code
habituel) qui visent à les hisser tout en haut de la hiérarchie.
Tout au long du film, Frances ne fait qu'affirmer un mode de vie
supérieur marquant d'un sceau infamant ce qui ne répond pas à son
idéal de classe :
pas cool d'être comme tout le monde, pas cool d'avoir des enfants,
pas cool d'avoir trop d'argent mais pas cool d'être vraiment
pauvre... C'est le versant fasciste et aliénant de la pub (la
dictature du cool) qui
ne se contente pas de nous promettre mille bonheurs mais qui nous
dicte un comportement (Frances Ha est un modèle) en nous faisant
voir, par bonté d'âme sans doute, à quel point sont médiocres nos
aspirations et notre banale vie.
![]() |
Publicité Coca Cola light à gauche et Pacific Rim à droite |
C'est
donc sans hasard que ces deux films répondaient aux annonces
publicitaires qui les précédaient avec une façon de vendre l'image
d'une femme décalée reposant souvent sur une simple réversion des
codes de domination masculine propres à notre époque (comme Frances
Ha) ou des correspondances d'images frappantes entre Pacific Rim et
la pub Coca-Cola ou Caprice des dieux révélant la pauvreté
iconographique du monde publicitaire. Car si les images se
ressemblent toutes, c'est avant tout parce qu'elles répondent à des
désirs totalement désingularisés et que la publicité « au
lieu de nous présenter une vue ou un argument personnel (..), nous
propose un mode de vie qui vaut pour tout le monde ou alors, pour
personne. » (Mac Luhan, Pour comprendre les médias,
p. 266) La seule vraie différence entre Pacific Rim et Frances Ha
est, à mon avis, la façon dont ils se situent par rapport au
désir : dans Pacific Rim, il est aliéné (les héros désirent
la même chose que tout le monde) tandis que dans Frances Ha, il
aliène (nous devons désirer être Frances Ha). L'un est centrifuge,
l'autre est centripète. L'un annule l'autre : une journée nulle en somme.