Lincoln de Steven Spielberg,
2013 (voir également la critique de Matthieu Santelli ici)
En réalisant Lincoln,
Spielberg suit logiquement la route qu'il avait prise depuis La
Couleur pourpre (1985) c'est-à-dire celle des films dont on ne
peut nier le sérieux et cela grâce à son grave sujet (ici
l'abolition de l'esclavage). De plus en plus, on dirait que Spielberg
est passé maître dans l'art de faire des films académiques tout en
disséminant pour les critiques et autres hommes supérieurs un quota
de signes visibles du cinéma d'Auteur (sa minorité). A la
limite, si le film de Ford (Young Mr. Lincoln, 1939)
était un film de studio qui cachait un film d'auteur on peut dire
que celui de Spielberg (Lincoln) est visiblement un film d'Auteur (un
signe) qui cache un vrai film académique (un signe vide). Cela dit,
ce film en trompe l'oeil est loin de rapprocher ses deux publics et
les renvoient plutôt dos à dos, chacun voyant Lincoln à sa porte,
cherchant à se différencier dans sa façon même d'aimer le film.
Spielberg réussit ainsi un véritable challenge, il a « commis »
le film parfait, qui répondrait à toutes les demandes à la fois
dans les détails (en gros plan) mais sans les inscrire dans une
vision d'ensemble (la ligne d'horizon) qui ne pourrait les soutenir
toutes à la fois.
Mais depuis La Couleur
pourpre (sur ce film voir l'article de Daney, La Maison cinéma
et le monde, Tome 3), Spielberg a t'il changé ? Serait-il
devenu humain, trop humain ? Je dirais plutôt qu'il a grandi.
Pas comme on dit d'un enfant qu'il a grandi car il a déjà franchi
cette étape depuis longtemps mais au sens de quelqu'un qui
chercherait à avoir de la grandeur et qui pour cela marcherait dans
les pas des grands hommes moins pour leur rendre hommage il me semble
que pour se mesurer à eux c'est-à-dire de les battre sur leur
propre terrain (celui de l'humanisme) : Lincoln mais aussi Ford (qui
fit aussi son Lincoln), rien de moins.
Cependant, l'humanisme de
Spielberg est un humanisme au rabais, moins un idéal à atteindre
qu'une façon de bien vouloir s'abaisser au niveau du
spectateur, de lui concéder que par certains aspects (ses
plus vils : une scène de ménage, des problèmes avec son fils)
mais seulement par ses aspects, Lincoln et le spectateur sont bien de
la même race (humaine). Je crois que ce que j'aimais avant
tout dans le Lincoln de Ford, c'était cette façon de mettre à
égalité le personnage et le spectateur, non pas dans ce qu'ils
avaient accompli (au passé) mais de ce qu'ils pourraient accomplir
(à l'avenir), que nous pouvions aspirer à « être Lincoln »,
croire en des idéaux, et même (!) accomplir de grandes choses et
qu'inversement, le jeune Lincoln pouvait aspirer à une autre place
que la sienne, et pourquoi pas à celle d'un spectateur de
l'histoire. J'ai toujours eu l'impression en voyant les films de Ford
qu'il « filmait pour ce(eux) qu'il filmait », qu'il n'y
avait pas d'hétérogénéité fondamentale entre ceux qui étaient
filmés et ceux qui les regardaient alors que chez Spielberg, il y a
une barrière très nette entre le public et ce qui est représenté
(et celui qui fait la représentation : Spielberg lui-même) car
l'autre n'est jamais vu comme pouvant être un horizon désirable. Il
y a d'ailleurs chez Daniel Day-Lewis, une façon de jouer Lincoln
comme s'il était Lincoln, et que ce Lincoln-là n'aspirait à
rien d'autre qu'à être lui-même, qu'à inscrire sa propre légende,
ce qui est souvent le propre de la performance d'acteur (et aussi la
marque de l 'époque : le désir d'être soi...), ce qui
donne un Lincoln parfait, c'est-à-dire non-humain.
Le désir de perfection
de Spielberg n'est pas nouveau mais on dirait qu'il prend une
nouvelle ampleur avec ce sujet et que la figure de Lincoln, qui fut
de loin et encore aujourd'hui le plus aimé des Présidents
américains est pour Spielberg l'occasion de se montrer « à
la hauteur » et d'en prendre tout à la fois. Ce qu'il voit en
Lincoln (un homme parfait, un homme grand par opposition au grand
public) semble parfaitement renvoyer à la place que Spielberg
voudrait avoir (il fait sa Madame Bovary en quelque sorte) et que ce
film parfait sur un homme parfait serait enfin la preuve
(incontestable) de sa propre grandeur. Mais comme Descartes en son
temps dans sa « Preuve de l'existence de Dieu par l'idée de
parfait », il semble confondre les causes et les conséquences,
et juge les actes sur leurs effets, ce qui correspond bien à ses
films qui répondent davantage à une logique de l'effet, qu'à une
logique des causes (moins spectaculaire sans doute). La scène où le
13ème amendement est effectivement voté, est d'ailleurs exemplaire
de ce point de vue puisqu'il s'échappe très vite du lieu de
l'évènement et multiplie les vignettes pour montrer la réception
du vote plutôt que le vote lui-même, allant là où l'information
est reçue (5 sur 5) comme si la nouvelle ne pouvait prendre de
l'ampleur qu'au travers d'un poste de radio, c'est-à-dire en étant
relayée par les médias. Même chose lors de la scène de
l'assassinat de Lincoln où, l'évènement est habilement escamoté
et n'existe qu'au travers des yeux de son fils, qui est utilisé
comme réservoir émotionnel (innocent qui plus est) reversé au
profit de l'évènement lui-même.
Qu'en dire ?
Spielberg est effectivement passé maître en ce qui concerne les
« effets » de cinéma et sa folie des grandeurs le mène
sans doute à être grand mais certainement pas humain.
Sara Ri
Très content de lire ça, qui est juste et bien dit ! Je ne suis pas d'accord sur Carax (plus bas), je reviendrai vous dire pourquoi, mais bravo pour ce texte !
RépondreSupprimerMerci!
SupprimerEt à bientôt.
Sara.
Pourquoi séparer ce billet dans une rubrique séparée "note sur quelques films" ? Qu'est-ce qui le distingue donc (et les suivants, j'imagine) des autres ?
RépondreSupprimerSalut Benoît,
SupprimerEn fait ce texte n'est pas vraiment une critique (qui aurait une fin en elle-même) mais s'inscrit dans une réflexion un peu plus globale dont le fil rouge n'est pas bien défini je dois dire. Je suis une idée, une sorte d'hypothèse qui s'avèrera peut-être fausse au final et c'est pour ça que je ne voulais pas dévoiler le pot aux roses et que ça s'avère foireux par la suite. Mais je ferai sans doute un texte à l'issue des ces "notes" qui essaiera de synthétiser ma réflexion.
A bientôt.
Sara
"Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas ?"
RépondreSupprimerJe suis d'accord avec Griffe sur Carax mais (ce qui ne le surprendra pas) ni en gros ni en détails sur Spielberg. A vrai dire, votre discours est le même sur les deux, attaquant la personne à travers une idée que vous vous faites de l'homme et de l'artiste sans vraiment vous poser la question de l’œuvre et de ce qu'elle tente (sans succès avec vous) d'exprimer. Carax est un "petit bourgeois", un intello parisien replié sur lui-même, méprisant et donc incapable de... Spielberg n'est peut être même pas humain (quelle étrange idée, est-ce un balais, un robot, un extraterrestre ?), méprisant et donc incapable de...
Bon.
Il y aurait beaucoup à répondre, tant que je ne sais où commencer. Alors juste une histoire. Spielberg parlait, à la sorte de "War horse" de son plaisir à continuer à tourner en pellicule. Il aime mettre les mains dans la matière argentique, il aime monter la pellicule en la faisant défiler entre ses doigts jusqu'à ce que ses doigts saignent. Il a une façon de raconter cela... Quiconque a déjà physiquement expérimenté cela ne pourrait imaginer une seconde que Spielberg ne soit pas humain ni qu'il ignore les mystères du cinéma. A vrai dire, il les connaît mieux que beaucoup.
Bonjour Vincent,
SupprimerIl n'était pas dans mon intention de juger Carax ou Spielberg en tant qu'individu mais bien en tant qu'auteur responsable moralement de leur oeuvre. D'ailleurs c'est aussi ce que vous faîtes par rapport à mon texte il me semble...
Merci pour votre commentaire.
Sara
Bonjour,
RépondreSupprimerJe ne suis pas sûr de bien comprendre la seconde phrase de votre paragraphe. Je réagis à votre texte et aux idées qu'il me semble véhiculer, rien d'autre. Et ma première réaction était certainement plus virulente. Sur votre intention, Carax comme Spielberg, peut être mesurez vous mal l'impact des mots. L'homme n'est pas l’oeuvre, mais l'auteur, avec ou sans responsabilité morale, l'est un peu. Pour moi, quand vous écrivez "Spielberg [...]n'est certainement pas humain", c'est certainement choquant.
Et disons que, pour ce qui est de leurs intentions, réelles ou supposées, que je suis indéfectiblement sur la ligne Ford/Renoir, chacun a ses raisons et je fais d'abord le pari de la sincérité. "Lincoln" comme "Holy Motors" sont des films profondément sincères et s'ils dissimulent quelque chose, c'est la sensibilité de leurs auteurs.